En quoi l'océan est-il indispensable ?

Il faut tout d'abord se rappeler que l'océan est le lieu de la formation de la vie : nous en venons tous. Il occupe 71 % de la planète et il est le plus gros fournisseur d'oxygène. L'océan nous protège. De plus, il est une pièce maîtresse du système climatique et amortit nombre de nos excès. Il fonctionne comme un puits de chaleur, absorbant 92 % de l'excédent d'énergie lié à l'augmentation des gaz à effet de serre inhérents aux activités humaines ; il absorbe également un quart du gaz carbonique ; il est capable de recycler un très grand nombre d'éléments chimiques tels que l'azote ou le soufre et, ainsi, il lessive l'atmosphère…

Les menaces qui pèsent sur lui semblent nombreuses.

Les pressions sont effectivement multiples. La pire est incontestablement la hausse de la température de l'eau. Elle a des conséquences sur les propriétés et la dynamique des océans, notamment celle des grands courants marins qui jouent un rôle prépondérant dans le climat. Cela conduit à la fonte des glaces, à la hausse du niveau de la mer et à une augmentation des événements extrêmes. Si auparavant il en survenait approximativement un tous les dix ans, le rythme est désormais annuel. Avec la fonte des glaces (ndlr, qui augmente l'eau douce dans les océans), un autre problème est en train d'émerger, celui de la désalinisation de l'eau. L'Antarctique est en première ligne, ce qui fait craindre un déplacement des espèces de l'océan Austral. Le réchauffement de l'eau provoque également un accroissement important des zones que l'on dit anoxiques, c'est-à-dire sans oxygène, où la vie disparaît.

Et que dire de la pollution en provenance directe des terres…

Il y a bien sûr la pollution plastique. Mais les risques liés à toute la chimie invisible que l'on déverse dans la mer sont, je pense, encore pires. L'Europe a été pionnière en imposant un recensement de ces pollutions par une directive-cadre sur le milieu marin. Elle oblige les États à faire des inventaires. Encore faut-il que ceux-ci s'emparent de ces connaissances pour agir. Personne n'imagine également ce à quoi ressemblent les fonds marins qui peuvent dans certains endroits étouffer sous des kilomètres de câbles.

Quelles conséquences cela a-t-il sur la biodiversité et les écosystèmes ?

Face à des stress multiples, il est fréquent qu'au début on ne se rende pas vraiment compte de ce qui se passe, mais aujourd'hui des clignotants rouges s'allument de toutes parts. On pense évidemment aux coraux et aux autres espèces fixées. Un seul exemple du côté de la Méditerranée : les gorgones sont très mal en point. Mais il s'agit également de la ressource halieutique, ou des algues vertes qui sur nos côtes sont l'expression directe de la pollution terrestre…

Les grands fonds, très riches en minerais, sont convoités. Qu'en pensez-vous ?

En haute mer, autrement dit au-delà des zones économiques des pays, le fond des océans est classé « Patrimoine commun de l'humanité » par l'Onu. C'est une protection, mais cela n'empêche pas que certains pays réclament que l'on puisse exploiter ces fonds indépendamment de la connaissance que l'on en a.

Pour l'heure, ce serait une situation tout à fait insatisfaisante, car il n'y a pas eu suffisamment de recherches scientifiques pour comprendre le fonctionnement de ces zones et des écosystèmes qui y vivent. La France a pris une position radicale d'interdiction de toute exploitation de ces grands fonds. Je partage cette vision.

Mais on ne peut rester figé sur ce type de constat. C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de la 3ᵉ Conférence des Nations unies sur les océans qui se déroulera à Nice en juin 2025, nous allons, avec Bruno David – qui vient de quitter la présidence du Muséum national d'histoire naturelle – et la communauté scientifique internationale, essayer de rédiger un document synthétisant les arguments contre ou en faveur de l'exploitation minière : ce que disent les scientifiques, mais également les États, les entreprises privées… Si l'on est contre l'exploitation des grands fonds, ce qui est mon cas, il faut pouvoir l'argumenter.

Ce travail a vocation à s'inscrire dans le cadre de ce que l'on appelle l'Ipos (un panel international d'experts pour un océan durable). Il se voulait au départ un Giec de l'océan, permettant de dresser l'état de l'art à un instant donné, mais il est maintenant un nouvel outil qui associe toutes les connaissances scientifiques ou non afin de trouver des solutions pour un océan durable.

Peut-on parler d'« économie bleue », d'une gestion durable des océans ?

C'est crédible. Aujourd'hui, de nombreuses actions vont dans ce sens. Autour de la navigation, par exemple, avec la décarbonation des navires ou les recherches effectuées sur la propulsion vélique. Le potentiel des énergies renouvelables en mer est très important, que l'on parle de l'éolien ou des énergies captées dans les courants.

En matière de pêche, on peut penser autrement et l'on peut évoquer ce que l'on appelle le « rahui », pratiqué en Polynésie. L'idée est de décider, collectivement, de bannir l'accès à un espace ou une ressource naturelle lorsqu'ils sont fragilisés, de façon à permettre leur régénération. Cette tradition ancestrale est pensée pour le bénéfice de toute une communauté. Un temps abandonnée, elle démontre aujourd'hui toute sa pertinence et son efficacité. Bien sûr, à côté de cela, quand on entend parler du port de Lorient et de son projet d'importer du poisson par avion-cargo, on ne peut être qu'effaré !

En 2023, un premier traité international sur la haute mer a été signé (BBNJ). Ses apports sont-ils encourageants ?

Oui, bien sûr. Il faut tout d'abord se féliciter de voir que l'on peut encore avoir de grandes négociations et des accords multilatéraux. Parmi les avancées, citons l'obtention par les petits États insulaires du classement de la haute mer, dont j'ai déjà parlé. Pour les ressources génétiques, le principe du « premier arrivé, premier servi » au-delà des zones économiques exclusives et qui prévalait jusque-là sur les ressources n'est plus possible, à l'exception de la pêche. En cas de découverte majeure donnant lieu à des bénéfices, il y a désormais une obligation de redistribution des gains. N'importe quel projet d'activité économique doit prouver qu'il n'y aura pas d'impacts environnementaux. Ce traité souligne aussi le bien-fondé de la création d'aires marines protégées.

Êtes-vous optimiste ?

L'océan est une assurance tous risques pour l'avenir de la planète. La seule question, c'est de savoir jusqu'à quand. Les réponses sont entre nos mains. ■

La biologiste Françoise Gaill a toujours été une grande défenseuse des océans.