Il y a une chose que Brent Stirton voudrait que nous comprenions dans la conservation de la nature : « Pour les éléphants comme pour le reste, il y a des solutions. Mais il n'existe pas de remède miracle express. Une solution en cinq minutes, je ne connais pas. » Voilà plus de quinze ans que ce photojournaliste originaire d'Afrique du Sud, qui collectionne les prix les plus prestigieux de sa profession (World Press Photo, Pictures of the Year…), documente la préservation de la faune sauvage et révèle toute la complexité de ce combat.

Récemment, son travail a porté sur le partage de territoires entre l'homme et l'animal sauvage. Toutes les régions du monde sont concernées. Y compris la France, avec le loup. Brent Stirton s'est d'abord intéressé à la question de l'éléphant en Inde, puis en Afrique. Les enjeux sont dorénavant considérables si l'on ne veut pas cantonner la vie sauvage dans des parcs. L'homme prend en effet de plus en plus de place dans le paysage, ses cultures peuvent être polluantes, et les routes que les animaux empruntent, coupées. Comme souvent en matière de protection de la nature, les solutions ne sont ni simples ni évidentes. « Si vous voulez vraiment agir, il faut aller au-delà du greenwashing. Et ça demande du temps, un peu d'effort et du travail », explique le photographe qui a commencé par montrer les dégâts du braconnage.

En 2007, son cliché de Senkwekwe, un gorille à dos argenté assassiné dans le parc national des Virunga, en République démocratique du Congo (RDC), fait le tour de la planète, alertant ainsi les forces politiques et institutionnelles sur le danger qui plane sur ces primates. En 2016, c'est avec une photo de la dépouille encore sanguinolente d'un rhinocéros, dont la corne avait été arrachée, qu'il dénonce le trafic d'ampleur qui alimente la demande asiatique pour la médecine traditionnelle chinoise. Avant 2020 et la pandémie de Covid-19, Stirton braque déjà son objectif sur l'animal le plus braconné du continent africain : le pangolin. Les premiers résultats d'investigation sur ce qui s'est déroulé sur le marché de Wuhan ont donné une dimension prophétique à ses images…

Vous l'aurez compris, Stirton n'est « pas un photographe animalier », terme qu'il rejette catégoriquement en ce qui le concerne. « J'ai trop de respect pour ceux comme Nick Nichols qui méritent vraiment ce titre, affirme-t-il. Il m'arrive évidemment de prendre des photos d'animaux vivants, mais c'est toujours dans le cadre d'une enquête plus large. Jamais pour juste faire une belle image. C'est pour cela que je me considère uniquement comme un photojournaliste, qui se concentre sur les problématiques liées à la sauvegarde des espèces. »

Les dessous de la « guerre de l'ivoire »

Et quelle espèce plus majestueuse et emblématique que l'éléphant ? « Au départ, ça n'était pas du tout mon sujet. C'est au cours de mes recherches sur les connexions entre ivoire et religion que je me suis vraiment mis à m'intéresser à l'éléphant, raconte Brent Stirton. Je suis né et j'ai grandi en Afrique du Sud, donc j'avais déjà eu l'occasion d'approcher ces animaux. Les premiers que j'ai vus, c'était dans le Kruger ; j'avais six ans. » C'est avec cette enquête qui va l'emmener dans une dizaine de pays qu'il découvre les dessous de la « guerre de l'ivoire », une guerre invisible. Sur le terrain, des rangers, à ce moment-là en sous-nombre et mal équipés, opèrent dans des zones géopolitiquement instables, infestées de groupes paramilitaires et d'organisations terroristes. À l'autre bout de la chaîne, « l'Asie, et à l'époque particulièrement la Chine et le Vietnam », explique Stirton. Et des défenses d'éléphant qui finissent majoritairement en bibelots et autres statuettes religieuses. Une situation qui change radicalement en 2017 avec la décision de la Chine de cesser ses importations d'ivoire et de fermer ses ateliers de fabrication.

« Cela a démontré comment de réelles victoires sont possibles, assène le photographe. Il a fallu maintenir une pression médiatique, informer et éduquer les jeunes générations sans jeter l'opprobre sur leurs traditions, mais simplement en leur montrant ce qu'elles provoquaient. Cela a pris du temps. » Face à une victoire en demi-teinte, au terme d'une longue période où des milliers d'éléphants ont été tués pour l'« or blanc », Stirton reste résolument optimiste : « Oui, nous en avons perdu beaucoup. Mais il en reste encore assez en vie pour des temps plus lumineux où nous porterons un autre regard sur le monde sauvage. »

Réussir la cohabitation des hommes et des animaux

Ces temps-là ne sont pas encore venus. Et si partout sur le continent africain les recensements des diverses populations de pachydermes sont plutôt encourageants, en stagnation ou en évolution, le plus important est de ne pas relâcher la vigilance. « Car d'autres menaces planent toujours sur l'éléphant », alerte Stirton. L'une de ses dernières photos a été prise au Kenya, dans la région du parc d'Amboseli, à l'ombre du Kilimanjaro. Elle montre l'un des derniers « Super Tusker », éléphant géant aux longues défenses, s'abreuvant à un point d'eau au crépuscule. Mais elle n'est qu'un témoignage dans un essai plus large que le photojournaliste réalise sur le nouveau danger qui le guette : l'agriculture intensive et les conflits avec les humains. « Partout sur la planète, les zones naturelles se résorbent sous diverses pressions : croissance démographique et urbanisation, développement de zones agricoles, etc., analyse Stirton. Les êtres humains et les animaux sauvages entrent alors en compétition pour la même ressource : l'espace. »

Fort de son expérience dans la production d'un remarquable documentaire sur la cohabitation entre les hommes et les lions, il décide alors, en 2021, de commencer une nouvelle enquête pour Le Figaro Magazine au Sri Lanka. Sur cette larme de terre de l'océan Indien vivent pas moins de 7 000 des 40 000 éléphants d'Asie recensés dans le monde. Autrement dit, la deuxième plus grande population de cette espèce est installée sur une île grande comme l'Irlande, mais où 70 % des 22 millions d'habitants vivent… de l'agriculture. Chaque année, plusieurs centaines de pachydermes sont tués : percutés par des trains, électrocutés par des clôtures, abattus par des hommes… Paradoxe d'un pays où l'une des plus grandes fêtes religieuses place pourtant cet animal au centre de ses vénérations. « Nous sommes notamment allés à Kandy pour voir l'Esala Perahera, une célébration bouddhiste qui cristallise toute la schizophrénie sri-lankaise vis-à-vis de l'éléphant. C'est un pays où il est à la fois révéré pour ce qu'il symbolise religieusement et philosophiquement, mais haï pour les risques matériels qu'il peut représenter. » Là encore, les solutions ne peuvent pas être trouvées ou appliquées en cinq minutes.

Aider des organisations près du terrain

Ce qui devient essentiel pour les animaux aujourd'hui, c'est autant la préservation des zones naturelles dans lesquelles ils peuvent vivre que la création et la protection des corridors qui leur permettront de se déplacer. Nos frontières administratives s'avèrent bien insignifiantes pour les gnous d'Afrique de l'Est qui traversent par exemple, chaque année, celle entre le Kenya et la Tanzanie. Mettre ainsi en place une stratégie non pas en opposition avec le concept de « conservation forteresse », très en vogue au XXe siècle avec la création salvatrice des parcs nationaux, mais plutôt en complément, comme les veines relient les organes.

Stirton a eu la chance d'observer précisément l'importance de ces connexions pour les éléphants. En 2020, il est le seul photographe à documenter la méga-migration de pachydermes installés en Ouganda, qui, cinquante ans après avoir déserté la RDC, y reviennent soudainement¹. Mais là encore, pour en témoigner, la tâche n'est pas aisée : la destination de ce troupeau, le parc national des Virunga, est nichée au cœur de l'une des régions du monde les plus instables des trente dernières années, le Nord-Kivu. Pour Stirton et son équipe, cela nécessite de rejoindre les bases avancées des rangers pour ensuite organiser des vols à basse altitude et enfin immortaliser (et faire partager) cet événement exceptionnel, qui aura émerveillé et surpris différents spécialistes. Ce phénomène de méga-agrégation n'avait en effet été observé auparavant qu'au Kenya dans les années 1970, lorsque le braconnage faisait rage. Dans ce cas précis, il s'explique par de multiples facteurs que les éléphants perçoivent comme une menace.

Les images et le souvenir de ces 574 éléphants évoluant au sein d'une même horde restent gravés dans la mémoire de Stirton. « Ce retour, c'est une consécration du travail effectué au sein du parc national des Virunga, et il permet de faire à nouveau de la région un havre de paix pour ces animaux qui y ont pourtant été massacrés. »

D'où l'importance pour celles et ceux qui voudraient participer à la sauvegarde des espèces – Stirton insiste sur ce point – de collaborer avec des organisations après s'être renseigné sur leurs opérations et leurs effets bien réels. Souvent, il s'agit de privilégier les petites structures locales, intégrées dans la région. « Donner de l'argent à des grosses boîtes qui engloutissent ces donations dans des bureaux et des campagnes de marketing, c'est idiot », lâche-t-il, critiquant à demi-mot une certaine organisation à trois lettres dont « la meilleure initiative a été de prendre un panda comme logo ». Et de poursuivre : « Parler à des gens qui connaissent le terrain et qui y vont régulièrement, ça prend du temps, mais il n'y a que comme ça que vous pourrez avoir un réel impact positif. » Le monde animal mérite un peu plus que cinq minutes. ■

¹ « Quand le plus grand troupeau d'éléphants d'Afrique réinvestit ses terres d'origines », Le Figaro Magazine, 4 décembre 2020.