Plusieurs chiffres circulent sur la hausse des températures, où en sommes-nous ?
Au niveau mondial, nous pouvons peut-être retenir trois chiffres.
- 1,43 °C, c'est la différence entre le climat de 1850-1900 et la température observée en 2023, soit l'année la plus chaude jamais enregistrée depuis l'ère préindustrielle. Dont une hausse de 1,3 °C qui est de la seule responsabilité des activités humaines. Et une hausse de 0,13 °C qui relève de la variabilité spontanée du climat, notamment du phénomène El Niño.
- 1,6 °C, c'est la hausse moyenne des températures sur douze mois glissants (de mai 2023 à mai 2024). Soit l'intégralité de l'effet El Niño. Cela ne veut pas dire qu'un tel niveau est atteint durablement, car pour cela la mesure s'effectue en moyenne sur une dizaine d'années.
- 1,2 °C, c'est le niveau de réchauffement observé pour la moyenne des dix dernières années, toujours par rapport à 1850-1900. L'influence humaine est responsable de 100 % de ce réchauffement, qu'aucun facteur naturel ne peut expliquer.
Que peut-on dire des différences de réchauffement entre l'océan et les continents, et d'une région à l'autre ?
Ces dix dernières années, la hausse moyenne des températures est de 1 °C pour l'océan et de 1,7 °C pour les continents. Cet écart est dû à plusieurs facteurs, notamment à l'effet de l'évaporation pour la température de surface de l'océan. Au-dessus des continents, lorsque les sols sont chauds et secs, il n'y a pas d'évaporation possible.
Actuellement, le réchauffement le plus fort se situe autour de l'Arctique – environ trois fois la moyenne planétaire –, du fait en particulier de la perte de l'effet miroir des surfaces enneigées et englacées qui reculent. Et le continent qui se réchauffe le plus, c'est l'Europe. Pour la dernière décennie, le réchauffement atteint 2,3 °C au-dessus du climat de 1850-1900. Là encore, recul de l'enneigement au nord et assèchement au sud sont des facteurs d'amplification.
Vous avez publié avant l'été une étude avec de nouvelles données par rapport à la dernière évaluation du Giec. De quoi s'agit-il ?
Les rapports du Giec, publiés tous les cinq à dix ans, font une synthèse robuste de l'état des connaissances sur le climat. Mais dans un climat qui change rapidement, un suivi plus régulier est nécessaire, notamment pour éclairer les décideurs dans leurs choix de politique climatique. Entre ces rapports, les jeux de données provenant des observations sont donc réactualisés annuellement par divers organismes. Ce qu'il manquait, c'était de pouvoir réactualiser également la manière dont les activités humaines affectent le bilan d'énergie de la Terre. C'est l'objet de ce travail.
Actuellement, il montre l'intensification de l'influence humaine sur le climat et le rythme de réchauffement qui en résulte. Mais si les actions engagées pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) portent leurs fruits, nous pourrons aussi discerner leurs effets sur les émissions dues aux activités humaines et, ensuite, détecter les baisses du rythme de réchauffement qui en résultent.
Constate-t-on d'ores et déjà des incidences positives sur le climat ?
Ce n'est pas encore le cas, mais il y a des faits encourageants. Depuis 2015, les politiques publiques ont permis d'éviter d'émettre plusieurs milliards de tonnes de GES par an. Les émissions baissent dans une vingtaine de pays, comme en France et dans l'Union européenne depuis 1990, ou bien aux États-Unis à compter de 2005.
Depuis la révolution industrielle et jusqu'à récemment, l'augmentation des émissions mondiales était continue. Après une très forte hausse au début des années 2000, liée à l'industrialisation de la Chine, on observe une relative stagnation depuis 2019. En tenant le cap de la décarbonation, nous devrions pouvoir discerner dans les années à venir le début d'une baisse nette des émissions mondiales et, ensuite, le ralentissement du rythme du réchauffement que cela permettra.
Doit-on considérer que limiter la hausse à 1,5 °C, comme envisagé dans l'accord de Paris, n'est plus possible ?
Si l'on veut limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C, il faudrait ne pas émettre plus de 200 milliards de tonnes de CO2 à partir de maintenant. La marge de manœuvre dont nous disposions a été réduite de 60 % depuis 2020, simplement par les émissions qui ont déjà eu lieu. Soit cinq ans au rythme actuel d'émissions mondiales. Autrement dit, si nos émissions continuent simplement à stagner, nous n'aurons plus de marge de manœuvre dès 2029 et, inéluctablement, le niveau de réchauffement planétaire dépassera 1,5 °C au cours de la décennie qui vient.
Certes, l'objectif principal de l'accord de Paris est de limiter le réchauffement largement sous 2 °C. Mais les connaissances montrent à quel point chaque dixième de degré de réchauffement planétaire intensifie les risques climatiques immédiats.
Les pays ont pris des engagements, mais on est loin du compte.
Les politiques publiques mises en œuvre ont permis d'éviter d'émettre entre 4 et 8 milliards de tonnes de CO2 chaque année, depuis 2015. Les émissions des autres GES (méthane, oxyde nitreux…) continuent à augmenter. Cela rend néanmoins les trajectoires de forte hausse des émissions et de très fort réchauffement moins probables en fin de siècle.
Mais sans une action plus résolue, les politiques publiques en place nous conduiraient à dépasser 2 °C au niveau mondial d'ici à 2050 et atteindre près de 3 °C d'ici à 2100. Pour la France, où le réchauffement est plus prononcé que la moyenne planétaire, cela veut dire plus de 3 °C de réchauffement d'ici à 2050, et près de 4 °C en 2100. À la Cop28, les pays se sont engagés à faire baisser les émissions de 10 % d'ici à 2030. Cela nous placerait sur une trajectoire mondiale de + 2,5 °C. Encore faut-il que cela soit respecté !
Qu'en est-il des engagements de la France ?
La baisse de 5,8 % de nos émissions, cette année, est encourageante. C'est le rythme à tenir, avec une amplification de 30 % pour respecter les objectifs de 2030 et rendre crédible l'objectif ultérieur de la neutralité carbone. Cette baisse est due aux deux tiers à des facteurs structurels dans différents secteurs d'activité.
Reste que pour la période 2019-2023 le budget carbone que nous nous sommes fixé devrait être dépassé du fait de la réduction des puits de carbone liée à l'usage des terres (forêts gérées et sols). Il y a une dizaine d'années, les forêts françaises captaient 7 % de nos émissions de CO2, aujourd'hui c'est la moitié de cette part (moindre croissance des arbres due aux sécheresses, hausse de leur mortalité, augmentation des prélèvements de bois).
Beaucoup de clignotants restent au rouge. On a néanmoins le sentiment que les questions environnementales redeviennent secondaires…
Dans les sondages européens, les questions environnementales restent une priorité. La prise de conscience est là. Les événements récents – inondations, sécheresses, incendies, chute des rendements agricoles, surmortalité lors des vagues de chaleur – ont montré les vulnérabilités, les besoins d'adaptation, et parfois les limites de nos réponses. Pourtant, ces sujets ne structurent pas les débats en période électorale. Il semble que les partis politiques cherchent à construire des approches clivantes (pour ou contre tel ou tel levier d'action), au détriment d'une vision partagée des changements indispensables à mettre en œuvre dans l'intérêt de l'avenir de la France. C'est une forme de déni.
Il existe un débat sur la nécessité pour les scientifiques de s'engager plus. Quelle est votre position ?
Le premier rôle des scientifiques est de faire avancer et partager les connaissances. Il y a un rôle d'alerte par rapport aux risques climatiques. Beaucoup de personnes remercient les scientifiques pour leur travail, parfois même en les croisant par hasard dans le métro !
Parmi les chercheurs des sciences du climat, le panorama est large. Il y a celles et ceux qui souhaitent uniquement produire des connaissances en mettant leurs pratiques en cohérence et en se souciant des questions éthiques, et celles et ceux qui ont une conscience très aiguë des enjeux de transformation de la société, auxquels ils souhaitent contribuer en apportant leurs connaissances en appui à l'action.
Partout dans le monde, les progrès de la préservation de l'environnement sont intimement liés à la démocratie, aux capacités de délibération collective, aux avancées du droit de l'environnement – qui est très important –, à la liberté de la presse et à celle de la contestation non violente des atteintes à l'environnement, comme la dénonciation de projets à fort impact. Je défends cette liberté d'expression, dans le respect des biens et des personnes, et dans le cadre de la vie démocratique.
On découvre chaque jour des nouvelles techniques plus sobres en carbone. Pensez-vous que cela puisse être suffisant ?
Les progrès technologiques jouent un rôle important pour répondre aux besoins et réduire les émissions de GES. Mais on ne pourra pas atteindre les objectifs sans miser également sur l'efficacité et la sobriété pour maîtriser la demande, tout en préservant et en renforçant les écosystèmes qui stockent du carbone – les solutions dites fondées sur la nature.
Ce potentiel technique est déjà présent, mais son déploiement peut être freiné par le manque de réorientation des financements. Certains secteurs restent néanmoins très difficiles à décarboner aujourd'hui, et demandent des efforts majeurs de recherche et de développement (certains process industriels, secteurs aérien et maritime). Par ailleurs, dans un climat qui change, il faut être lucide sur les contraintes liées aux ressources en eau ou en biomasse et sur les questions de plausibilité.
Il y a parfois un aveuglement par rapport au potentiel technologique seul, et la promotion d'approches en silo au détriment d'une approche d'ensemble. Par exemple, c'est illusoire de croire que l'on pourra récupérer le plastique dans l'océan plutôt que d'en réduire la production et la consommation. Idem pour le captage et le stockage du CO2 émis, ou encore de l'idée de modifier délibérément le bilan radiatif de la Terre (géo-ingénierie solaire), susceptible de produire des effets indésirables graves et qui pose des questions éthiques. Attention aux illusions. Des grandes fondations financent de tels projets, véhiculant par exemple la croyance que l'on pourrait « regeler » l'Arctique… Je suis toujours très étonnée par l'écoute que l'on accorde à ce genre d'idées au regard de leur plausibilité et de leurs risques.
Faut-il taxer ou interdire, par exemple les voitures thermiques, au risque de se voir opposer une écologie punitive ?
Sur les mobilités, le rapport du Giec montre qu'il existe un ensemble de leviers d'action pour en réduire rapidement les émissions. Ce sont les mobilités actives (bonnes pour la santé), les transports en commun, l'efficacité des voitures thermiques, mais aussi l'électrification des véhicules et l'aménagement du territoire. En France, les transports représentent 30 % des émissions, dont plus de la moitié proviennent des voitures individuelles. Aujourd'hui, les véhicules électriques (VE) avec une masse et une capacité de batterie raisonnables peuvent, sur leur cycle de vie, réduire de trois quarts les émissions de GES par rapport à un véhicule thermique équivalent, et sont moins coûteux.
Il y a bien sûr des obstacles – coût à l'achat, recyclage des batteries, nombre de bornes de recharge –, mais il existe aussi des solutions – leasing, électrification des flottes d'entreprise, installation de bornes dans les copropriétés… Pour une transition juste, les constructeurs européens doivent produire des VE plus petits et abordables, comme en Chine. S'ils ne prennent pas radicalement ce virage industriel, ils risquent d'acter leur déclin, à l'exception de marchés de niche.
Mais, là encore, essayons de voir la question d'ensemble. Un véhicule électrique est aussi plus intéressant parce qu'il est plus silencieux, qu'il émet moins de polluants atmosphériques… Les enjeux de la qualité de l'air sont très importants pour la santé publique, mais totalement absents du débat.
Comment voyez-vous l'avenir ?
La capacité à construire des transformations est un défi majeur pour le vivre-ensemble et pour nos démocraties. Ce sont aussi des enjeux de justice, entre générations, selon les responsabilités, les capacités d'action, les expositions et les vulnérabilités. Une chose est certaine : si l'on tergiverse ou que l'on se met la tête dans le sable, les risques climatiques ne feront que s'aggraver. ■
V. Masson-Delmotte, Face au changement climatique, CNRS éditions, 2024, 96 p.
« Nous devons avoir une vision partagée des changements à mettre en œuvre »