FRANÇOIS GEMENNE - Auteur principal du sixième rapport du Giec, enseignant à Science Po et HEC, chercheur à l'université de Liège
Où en sommes-nous dans la lutte mondiale contre le réchauffement climatique et la préservation de la biodiversité ? Que dit le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) aujourd'hui ?
Nous ne progressons pas assez rapidement. En matière de décarbonation, des avancées ont lieu, c'est incontestable, notamment dans les pays industrialisés. Mais le rythme actuel reste insuffisant. L'Union européenne, par exemple, a réduit ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 8,3 % entre 2022 et 2023. Si ce chiffre montre un progrès, il faut maintenir un rythme soutenu chaque année pour atteindre les objectifs. Ce qui est un défi en soi. Je prends l'exemple du marathon : les premiers kilomètres sont beaucoup plus faciles à parcourir que les derniers. Pour le climat, c'est la même chose. Les réductions deviennent de plus en plus difficiles avec le temps. Pour la biodiversité, nous voyons aussi, après la Cop16 en Colombie, que les pays n'ont pas encore pris la mesure de l'urgence. Quant au Giec, il ne dit plus grand-chose. Son processus de validation, bien que rigoureux, crée une inertie qui ralentit la diffusion d'informations essentielles. Le dernier rapport, en 2023, a dû s'arrêter aux recherches disponibles jusqu'en 2018. Le prochain n'est prévu qu'en 2030. Cette fréquence rend difficile la prise de décision en temps réel. Nous sommes donc en retard par rapport à l'urgence climatique, tant sur l'état de la science que sur les actions nécessaires. Heureusement, des bilans intermédiaires sont maintenant proposés, comme celui du Haut Conseil pour le climat en France. C'est essentiel.
Qu'en est-il de l'adaptation au changement climatique ?
Nous sommes cruellement en retard. Nous parlons de la minimisation des impacts humains et économiques dans le changement climatique, notamment avec des stratégies d'anticipation et de préparation. Par exemple en Espagne où, avant les inondations qui ont touché la région de Valence fin octobre, les autorités ont pris des décisions qui n'ont pas suffisamment tenu compte des risques climatiques. Ce qui a mené à des situations dramatiques. Le manque d'anticipation dans des domaines comme la bétonisation ou la prévention d'urgence montre que les politiques d'adaptation sont encore insuffisantes. Dans le cas de l'Espagne, il y a faute politique. Cela est grave. L'adaptation est un processus continu, pas un état fixe. Dès qu'on pense être « adapté », on cesse de réfléchir aux évolutions futures des risques et de notre propre vulnérabilité. C'est une erreur. L'adaptation implique de réévaluer constamment les risques et de s'ajuster aux nouvelles réalités climatiques. C'est une trajectoire de résilience qui doit intégrer des dimensions socioéconomiques comme la souveraineté alimentaire et énergétique, mais aussi le respect des droits humains. Cette approche globale est indispensable pour répondre aux défis à venir.
Avons-nous les moyens financiers de lutter contre le réchauffement climatique et de faire de la prévention au niveau planétaire ?
Oui. Nous n'avons jamais disposé d'autant de moyens financiers. Cependant, ces moyens sont souvent mal répartis. Les pouvoirs publics, en particulier, manquent de ressources, là où elles sont nécessaires, pour des stratégies de prévention, d'adaptation et de décarbonation. Par ailleurs, l'épargne privée, qui atteint des niveaux records en France – entre 6 000 et 8 000 milliards d'euros –, pourrait être mobilisée davantage. Créer des produits d'épargne dédiés à la transition climatique, offrant des rendements attractifs, permettrait de mobiliser ces ressources pour des causes utiles et bénéfiques. En grande partie, la finance n'a pas encore pris pleinement ses responsabilités. Lors de mes échanges avec des conseillers bancaires, j'ai pu constater que les options d'investissement durable sont souvent écartées. Cela reflète une certaine méfiance envers ces investissements, perçus comme moins rentables que ceux dans les énergies fossiles. Pourtant, beaucoup de citoyens seraient prêts à accepter un rendement légèrement inférieur si leurs investissements contribuaient à des causes positives. Mais pour cela, il faut aussi un effort de sensibilisation et d'information de la part des conseillers financiers et des médias.
Vous pensez donc que la transition environnementale est compatible avec l'économie de marché ?
Oui, il faut rendre la transition compatible avec une économie dynamique. Certaines personnes estiment que des réductions d'émissions de GES significatives sont impossibles au sein d'un système capitaliste et que la sortie de ce système devrait être une condition préalable à toute politique climatique sérieuse. C'est une position intenable, un débat théorique. Les gens directement touchés par les impacts climatiques veulent surtout voir des réductions d'émissions immédiates. À mon avis, il est plus pragmatique d'utiliser des instruments capitalistes comme une taxe carbone qui inclurait les coûts environnementaux des biens et services dans leurs prix, et encouragerait ainsi une transition effective tout en restant dans le système actuel.
La Chine semble être en avance sur sa feuille de route de 2030. Est-ce important ?
Les derniers chiffres de la Chine montrent une réduction de 1 % de ses émissions de GES, malgré une bonne croissance économique, au-dessus de 4,5 %. Ce tournant est significatif car il prouve que la Chine avance plus rapidement que prévu dans ses objectifs climatiques, en particulier dans le secteur des véhicules électriques et des énergies renouvelables – comme le solaire. Ce pays perçoit la transition comme non seulement une nécessité écologique mais aussi une opportunité économique pour prendre le leadership dans des secteurs clés. Cela dit, il n'est pas un modèle parfait, notamment en ce qui concerne la biodiversité et l'utilisation persistante du charbon. Mais plutôt que de voir cette transition climatique comme un sacrifice, la Chine la voit comme un moyen de prendre une avance technologique et économique. Ce pragmatisme, même s'il n'est pas sans défauts, montre une compréhension des enjeux de long terme.
La sortie du charbon au Royaume-Uni est aussi un signe encourageant.
Absolument. Le Royaume-Uni est le premier pays du G7 à sortir du charbon, une étape symboliquement très forte compte tenu de l'importance historique de cette ressource dans son développement économique. Cette transition n'est pas uniquement motivée par l'écologie, mais aussi par un pragmatisme économique : le charbon n'était plus rentable. Le gouvernement britannique, même s'il n'est pas le plus écologique, a fait ce choix pour des raisons de rentabilité énergétique, et cela montre une approche pratique que d'autres pays pourraient adopter.
Si vous deviez lister les bons et les mauvais élèves, vous diriez…
Aucun pays n'est vraiment exemplaire dans tous les domaines, mais certains ont des initiatives remarquables. Dans mon laboratoire de l'université de Liège, l'observatoire Hugo, nous avons établi un classement mesurant le respect des engagements de l'accord de Paris (voir p. 8), y compris les émissions de GES, l'aide aux pays du Sud, la transparence législative, l'adaptation, etc. Dans ce classement, l'Autriche se place en tête grâce à ses performances en décarbonation, adaptation et soutien aux pays en développement. La France est neuvième, ce qui est respectable. Mais elle pourrait encore progresser.
La stratégie de la France est-elle cohérente, suffisante ?
Je dirais qu'elle est insuffisante, même si des progrès notables ont été réalisés. Le Plan national d'adaptation au changement climatique, par exemple, est une avancée importante, bien qu'il pourrait être plus contraignant. Cependant, la France a tendance à s'attribuer des succès qui viennent surtout de la décarbonation des secteurs privés, comme celui de l'acier ou de la chimie. Le transport et l'agriculture restent à la traîne alors qu'ils relèvent de l'aménagement du territoire, donc du politique. Les ambitions écologiques du pays sont également limitées par un manque de moyens, ce qui rend difficile l'accélération de la transition.
Selon moi, le ministère qui pourrait avoir le plus d'impact sur la question climatique est le Quai d'Orsay, et non le ministère en charge de l'environnement. La diplomatie française a un poids important à l'international, et c'est ce réseau diplomatique qui a permis l'accord de Paris. Pourtant, il est rare aujourd'hui d'entendre le ministère des Affaires étrangères aborder le climat comme une priorité. Le rôle de la France devrait être d'influencer les réformes du système financier mondial et d'accompagner les pays en développement dans leur transition, car c'est au niveau mondial que se joue cette lutte.
Quels secteurs sont les plus en retard ?
En France, trois secteurs posent particulièrement problème : l'agriculture, le transport et le logement. L'agriculture est un sujet délicat car on hésite à y toucher par crainte des réactions et des manifestations. Elle est très lente à évoluer, notamment à cause de la résistance face aux régulations. Pourtant, il est indispensable que l'agriculture se transforme pour être viable sur le long terme. Concernant les transports, nous sommes encore loin des objectifs. On patine sur le déploiement de la voiture électrique, le covoiturage et le réseau ferroviaire régional. Enfin, la rénovation thermique des logements avance trop lentement à cause de lourdeurs administratives et d'un manque de moyens. Nous avons mis en place des dispositifs comme MaPrimeRénov', complexe et sous-financé, donc loin d'être à la hauteur.
Quelle place attribuez-vous à l'action individuelle face au changement climatique ?
Je ne fais pas de distinction entre l'action individuelle, celle des entreprises et celle des gouvernements : les trois sont profondément liées. L'action individuelle est influencée par les entreprises qui créent de nouvelles offres, et elle est encadrée par l'État qui doit réguler. Par exemple, sans pistes cyclables, impossible de promouvoir le vélo, et sans collecte de déchets, impossible de trier. De la même manière, les entreprises ont besoin de consommateurs engagés pour que leurs efforts en matière de durabilité portent leurs fruits. C'est donc une dynamique intégrée et interdépendante, où chaque acteur a un rôle important.
Sans politique gouvernementale, point de salut ?
En réalité, aujourd'hui, ce sont surtout les entreprises et les collectivités qui impulsent la transition, plus que les gouvernements. En France, on a souvent tendance à attendre beaucoup de l'État, mais dans les faits, les entreprises sont devenues la locomotive de la transition. L'État devrait se concentrer sur la régulation, assurer un cadre législatif stable et une politique fiscale juste. L'initiative privée, avec le soutien des collectivités locales, est un levier important pour transformer notre modèle de développement.
Les entreprises sont au rendez-vous mais doivent-elles contribuer encore plus à l'effort ?
Oui, je le pense, mais pas nécessairement par une taxation accrue. Par exemple, lors de la Cop29 à Bakou, il a été évidemment question du fonds pour les pertes et dommages liés au changement climatique. Il serait logique que les entreprises, dont les activités sont à l'origine de nombreuses émissions de CO2, contribuent à ce fonds. Beaucoup d'entre elles comprennent aujourd'hui que leur pérennité dépend de leur engagement pour la transition, mais il est crucial de les inclure dans les solutions financières de manière équitable et proportionnée.
Je constate que la prise de conscience des chefs d'entreprise progresse considérablement. Ce sont en général des personnes clairvoyantes, et beaucoup ont compris que le changement climatique représente un risque pour leur activité. Cette prise de conscience ne vient pas seulement d'un engagement écologique mais d'une compréhension de ce que leur survie économique est liée à la durabilité. Aujourd'hui, il est rare de trouver des chefs d'entreprise qui ne perçoivent pas le changement climatique comme un défi à prendre en compte.
Et la population en général ?
Je constate un haut niveau de préoccupation en France : 80 à 85 % des gens se disent inquiets face au changement climatique. Ce souci traverse toutes les classes sociales, générations et orientations politiques. Ce qui est remarquable. Cependant, là où le consensus se fragilise, c'est sur les actions à entreprendre. On voit une augmentation du climatoscepticisme, mais il ne concerne pas la réalité du changement climatique. Ce scepticisme s'adresse davantage aux politiques climatiques et au discours souvent perçu comme militant ou idéologique, ce qui alimente une certaine méfiance.
Les médias ont fait des progrès en consacrant plus de place aux sujets climatiques, mais il y a une forte tendance à inviter des militants plutôt que des scientifiques. Cela crée une surreprésentation des discours militants, parfois au détriment de la rigueur scientifique. Personnellement, je pense que le rôle des chercheurs du Giec et des scientifiques en général devrait être renforcé pour rappeler les faits et éviter les dérives idéologiques. Ce n'est pas le rôle du chercheur d'être un influenceur, mais il est essentiel que la science reste au cœur du débat public.
Cette polarisation vous paraît-elle dangereuse ?
Elle n'est pas bonne, en tout cas. Est-il normal de présenter comme des « héros du climat » des militants en colère qui bloquent des infrastructures ou jettent de la soupe sur des tableaux ? Les vrais acteurs de la transition sont ceux qui font des changements concrets au quotidien, comme installer des panneaux solaires ou isoler les logements. Ce sont ces ouvriers spécialisés qui devraient être mis en avant, car ce sont eux qui font réellement baisser les émissions de CO2. Pour attirer plus de jeunes vers ces métiers essentiels, il faut les valoriser comme des « héros de la transition ». Ces professions jouent un rôle central dans l'atteinte de nos objectifs climatiques.
Comment percevez-vous les attentes des étudiants vis-à-vis de l'entreprise et de la société ?
Il y a une demande forte de sens chez les étudiants, qui questionnent de plus en plus la notion de création de valeur et le rôle de l'entreprise dans la société. Ces réflexions dépassent la question écologique : ils veulent voir des entreprises qui contribuent positivement, qui incarnent des valeurs et qui ont un impact réel sur la société. Cette évolution est marquante, et les entreprises qui ne prennent pas ce virage risquent de perdre l'intérêt de cette nouvelle génération qui, elle, accorde une importance primordiale à la responsabilité sociale.
On constate aussi que les entreprises qui réduisent leur empreinte écologique ou contribuent à la décarbonation voient leur capitalisation monter en flèche. Il y a dix ans, les « licornes » étaient des start-up du numérique et des réseaux sociaux ; aujourd'hui, ce sont les entreprises vertes qui attirent le plus de valeur monétaire. Le marché reconnaît de plus en plus les modèles d'affaires durables, et cette tendance va continuer à s'amplifier. Les entreprises qui ne s'adaptent pas risquent de se voir dépassées.
Quelles sont les innovations qui vous ont bluffé cette année ?
Je constate que beaucoup de choses se font et sont remarquables. Mais s'il faut en retenir trois… En ce moment, je suis vraiment bluffé par le biochar. Cette technologie qui transforme des déchets organiques en charbon végétal permet d'atteindre des objectifs d'adaptation et d'atténuation, d'apporter aux agriculteurs des revenus plus intéressants, d'accroître la fertilité des sols et de capturer du carbone. Elle coche beaucoup de cases en présentant un modèle vertueux d'économie circulaire. Je suis aussi admiratif des industriels qui arrivent à réduire leurs émissions de CO2 dans la chimie ou l'acier comme ArcelorMittal. Certes ils sont aidés par des subventions, mais l'impact est considérable. Et puis, d'un point de vue plus politique, j'admire beaucoup ce que fait la ville de Dunkerque. C'était un vrai désert économique, la ville française qui avait perdu, il y a dix ans, le plus d'habitants. Et aujourd'hui, parce qu'elle a su saisir la question de la transition comme un levier de redéploiement économique, c'est devenu un véritable eldorado, avec des méthaniseurs, des usines de recyclage de batteries, etc. Il faut aller voir, c'est ce que je conseille aux hommes politiques.
Quel portrait du monde en 2050 feriez-vous à un jeune aujourd'hui ?
Je pense que l'on peut atteindre la neutralité carbone en 2050. C'est un espoir assez formidable. Et je suis très jaloux des enfants qui naissent aujourd'hui. C'est le meilleur moment. Car ils auront 25 ans en 2050 et ils vivront en tant que jeunes adultes dans un nouveau monde à l'économie décarbonée. C'est le défi de notre génération. Ça ne va pas être facile, au moins jusqu'en 2030, mais on pourra leur dire que nous avons réussi à résoudre le plus grand problème que l'humanité a eu à affronter ces dernières décennies. C'est une perspective formidable ■