JEAN-MICHEL BLANQUER - Président de Terra Academia, ancien ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse

Trouvez-vous que la connaissance en matière d'écologie et de transition environnementale est correcte en France ?

La situation est évidemment mixte. Il y a à la fois des points positifs à noter et des points d'amélioration. Du côté du positif, l'enseignement sur les enjeux du développement durable a progressé dans les quinze dernières années. Tant à l'école primaire que dans l'enseignement secondaire. Si les jeunes générations sont aussi sensibles aujourd'hui à ce sujet, c'est en partie parce que les systèmes éducatifs les y ont familiarisées. Les programmes font une place de plus en plus importante à la question. En 2019, nous avons lancé une stratégie d'enseignement sur les enjeux écologiques. Elle faisait suite à des concertations nombreuses avec les lycéens pour connaître leurs attentes. Cela s'est traduit par la révision complète des programmes du lycée, avec notamment les deux heures de sciences dans le tronc commun. Je pense également aux 250 000 écodélégués créés à partir de 2019. Il y en a normalement dans chaque classe de tous les collèges et lycées de France. Leur rôle est de contribuer à ce qu'ils aient avec les autres élèves des projets autour de l'écologie. Ils sont mobilisés et mobilisables pour des enjeux ultra-concrets du quotidien comme la gestion des déchets de leur classe, mais aussi plus théoriques.

Les deux sont-ils impérativement nécessaires ?

Je n'oppose jamais la théorie et la pratique. Nous avons vraiment besoin de formations théoriques solides pour que chacun ait en tête la dimension systémique du sujet. Il est important de se familiariser avec la complexité des enjeux, de façon à ne pas être dans la pure incantation, l'inquiétude ou le slogan. Mais la théorie n'est rien s'il n'y a pas d'engagement. D'un point de vue éducatif, c'est particulièrement vrai sur tous les sujets, y compris l'écologie. Les jeunes sont très demandeurs de la mise en action.

Et pour les points négatifs ?

Il y a le problème des connaissances approximatives, qui peuvent déboucher sur une fausse vision de la question. L'écologie est un thème gigantesque, avec beaucoup de choses à assimiler et autant à faire. Le risque dans nos sociétés est de voir s'en développer une vision très superficielle. C'est d'ailleurs le même enjeu que pour le numérique. On peut estimer connaître les sujets parce qu'on en a entendu parler, mais sans avoir tous les éléments. Cela peut être générateur d'écoanxiété, de réactions inappropriées, de polarisation dans un débat pourtant indispensable. Donc c'est très important de donner à tous, aux jeunes comme aux adultes, aux élèves comme aux citoyens, les outils et les voies d'accès à la connaissance en la matière.

La transmission de connaissances ne s'est-elle pas trop concentrée sur l'état des lieux en oubliant les solutions ?

Je pense qu'en France nous avons dépassé le stade de la sensibilisation et de la conscience. Maintenant, l'immense majorité des gens est parfaitement consciente des enjeux. Cette majorité n'est plus dans le déni par rapport aux problèmes existants. Ce premier stade, il faut l'entretenir car rien n'est définitivement gagné quand il s'agit de repenser le fonctionnement d'une société. Il faut en même temps passer au stade suivant, celui d'une meilleure compétence sur ces sujets. Il faut donc être très attentif à la qualité de l'éducation et à la compréhension de l'information. Savoir ce qui a été assimilé, ce qui nécessite encore des connaissances et de l'information. En France, j'ai l'impression que les approches scientifiques et les moyens d'action nécessitent encore du travail.

L'écologie doit-elle être enseignée dès l'école primaire ?

Elle l'est, mais elle doit rester concrète. Dans nos civilisations modernes, il devient crucial de réancrer les enfants dans la réalité de la nature. En pratique, cela signifie de nombreuses initiatives pour faire par exemple des potagers, des nichoirs pour les oiseaux, des ruches, etc. Toute une série de choses qui mettent l'enfant en lien avec le monde végétal et le monde animal. Ce que les enfants adorent ! Il y a des vertus pédagogiques à aller vers ce type d'activités, largement encouragées par l'Éducation nationale. Et puis, il ne faut pas négliger les pratiques du quotidien. Les sujets de développement durable sont profondément liés à la santé. Il est très important que les enfants soient partie prenante, dès leur plus jeune âge, de ce que cela signifie en matière d'hygiène, de nutrition, de respect de leur environnement.

Ne risque-t-on pas de favoriser l'écoanxiété des très jeunes ?

Il faut être attentif, en effet. Si l'on s'appuie sur quelques chiffres sur ce sujet, 84 % des jeunes de 16 à 25 ans se déclarent inquiets du changement climatique, voire très inquiets pour 59 % (source : étude internationale menée par The Lancet Planetary Health), mais tout dépend de la façon dont les savoirs sont transmis. Le risque d'écoanxiété existe quand on reste en surface. Si l'on approfondit, ça développe chez l'enfant ou l'adolescent une envie de se retrousser les manches et de contribuer aux solutions du futur. Nous ne sommes pas la première génération dans l'histoire de l'humanité à connaître des périls. Certes, les menaces environnementales sont un péril majeur de notre époque. Mais c'est très important d'apprendre à faire face. Je ne crois donc pas que la solution à l'écoanxiété serait de ne parler de rien. D'autant que les enfants entendent parler de ces sujets en dehors de l'école. Au contraire, il faut leur donner les outils qui leur permettront d'approfondir les enjeux écologiques, de saisir la dimension d'opportunité, c'est-à-dire comment la transformation écologique peut aussi devenir un outil d'évolution de nos sociétés vers une plus grande qualité de vie. Et ça, les enfants y sont évidemment très sensibles. Selon moi, il faut retenir deux mots clés pour avancer : compréhension, d'une part, et mise en action, d'autre part. En comprenant, on mesure les problèmes que l'on doit affronter.

Cela ne vaut-il pas pour tous, y compris les adultes ?

Oui. Nous sommes reliés, en tant qu'êtres humains, par la nature et par la culture. Et ce qui nous relie doit être respecté. À commencer par les valeurs de la République ; c'est le civisme pur. Mais on doit aussi respecter la nature qui nous lie au réel, donc aux uns et aux autres. L'écologie ne doit pas être seulement une affaire de spécialistes. Elle doit être également une affaire de professionnels et de citoyens. Ces deux dimensions sont évidemment symétriques et complémentaires. Le civisme, c'est tout cela. C'est ce que nous allons essayer de prendre à bras-le-corps dans les campus de Terra Academia.

Avez-vous décidé de lancer cette école de la transformation écologique car les formations existantes ne sont pas satisfaisantes ?

Non, bien sûr. Partout sur notre territoire, il existe de nombreuses formations de qualité. Les écoles et les universités doivent continuer de se transformer pour intégrer les enjeux et les solutions de la transition écologique dans tous les cursus, parce qu'aucun citoyen, aucune entreprise, aucun métier ne peut aujourd'hui ignorer ces enjeux. Il faut également développer des programmes spécifiques, à l'avant-garde, pour former les jeunes comme les adultes aux compétences nécessaires à la transition. Les besoins sont immenses. C'est le sens de l'initiative Terra Academia, impulsée par Veolia, en partenariat avec d'autres grands acteurs économiques et académiques de référence. Il s'agit d'établir un nouveau modèle décloisonné pour répondre de manière souple, agile et adaptée aux réalités et besoins des territoires. Cela passe par un diagnostic écologique précis des bassins de vie, reposant sur la science, et par l'adaptation et la création de formations entre acteurs de ce même territoire, qu'ils soient privés, publics, académiques ou associatifs.

Terra Academia veut-elle embrasser tous les champs de connaissance concernant l'écologie ?

Terra Academia assume d'avoir un spectre large quant à ses thèmes, ses publics et les types de formations. Notre approche, c'est d'avoir, d'une part, un Institut des hautes études de la transformation écologique qui s'appuie sur un conseil scientifique de haut niveau. Il va permettre d'être en permanence à la pointe de la recherche et des avancées sur la connaissance des enjeux de la transformation écologique. Il nous donnera une vision des compétences nécessaires dans le futur. Cette première dimension scientifique est reliée à la seconde, l'approche territoriale. En pratique, cela signifie que lorsque nous créons un campus, comme c'est le cas aujourd'hui à Arras et bientôt à Deauville, nous faisons un diagnostic écologique du territoire dans lequel nous nous trouvons. Ce diagnostic intègre les compétences actuelles pour faire face à ce défi écologique, mais aussi celles qui devraient exister. C'est cette différence entre les compétences qui devraient exister et celles qui existent déjà qui nous permet d'avoir l'idée du programme de formations que nous devons lancer sur ce territoire. Nous bâtissons ensuite ce programme avec les entreprises et les institutions de formation locales. Cette approche pragmatique est peut-être l'une des plus grandes originalités de Terra Academia. Ce n'est pas seulement un projet pour sensibiliser les esprits, c'est aussi une initiative pour que nos mains soient au service de la transformation écologique.

Les entreprises adhèrent-elles au projet pour mieux recruter ?

Il y a clairement un déséquilibre entre les compétences disponibles et celles d'adaptation aux besoins des territoires. En particulier dans les professions techniques, niveau bac + 2. Mais aussi parce que 93 % des Français pensent que les entreprises du secteur de l'environnement ont un rôle à jouer en matière de formation aux métiers de la transformation écologique dans les territoires (étude Elabe, mars 2024). Voilà pourquoi nous nous sommes dit que ce serait bien de faire une coalition d'entreprises, d'institutions académiques, de collectivités locales et d'associations.

Nous voulons créer à terme des campus dans chaque région de France. Avec Veolia et les autres entreprises partenaires (Adeo, EDF, Dassault Systèmes, etc.), nous sommes convaincus que la compétence est le moteur de la transformation écologique. Cette compétence, qu'elle soit civique, scientifique ou professionnelle, permettra d'accélérer la transformation. Beaucoup de métiers qui ont trait à la réindustrialisation verte, au transport, à l'énergie, à l'agriculture nécessitent de nouvelles personnes compétentes pour, par exemple, poser des panneaux solaires, faire de l'électromécanique, purifier l'eau, traiter nos déchets, etc. Il ne s'agit pas toujours de créer de nouvelles formations ex nihilo, mais de donner une nouvelle force à des formations existantes en les adaptant au plus près des besoins des territoires et des recruteurs.

Le besoin de main-d'œuvre pour la transition est-il bien évalué en France ?

Une étude du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) permet de voir qu'il y a d'abord 8 millions d'emplois qui sont concernés par l'évolution de compétences pour réussir la transition. Mais, en réalité, c'est presque tous les emplois aujourd'hui qui sont concernés, aussi bien dans le domaine de l'écologie que celui du numérique. Pour cette raison, les enjeux de la formation continue sont très importants. Par ailleurs, le SGPE estime à 400 000 les créations d'emploi directement pour la transformation écologique. Ces deux chiffres indiquent bien les besoins gigantesques de formation initiale et continue auxquels il faut répondre.

Quels secteurs et quels types de métiers sont concernés ?

Les secteurs les plus concernés sont l'industrie, l'énergie, le bâtiment, les transports, l'agriculture. Les métiers, eux, sont extrêmement nombreux. Ce sont d'abord les métiers « verts » – à finalité environnementale directe –, mais aussi les métiers « verdissants » – concernés par l'intégration des enjeux environnementaux. Parmi les secteurs les plus exposés, je pense notamment au bâtiment. Actuellement en tension, il va être appelé à se transformer fortement dans les années à venir, avec des métiers et des compétences qui vont beaucoup évoluer. Artisans, bureaux d'études, architectes, donneurs d'ordre, tous devront développer les compétences nécessaires à la rénovation des bâtiments et à de nouveaux modes de construction sobres en ressources. La rénovation énergétique seule va créer 90 000 emplois en France d'ici à 2050. Et la filière manque de main-d'œuvre !

Mais, je le redis, aucun domaine ne va échapper à cette évolution. Les enjeux sont similaires pour tous : comment identifie-t-on les solutions écologiques ? Comment rend-on les métiers plus attractifs pour que les entreprises puissent recruter de nouveaux talents ? Ce sont des questions auxquelles nous devons absolument répondre pour relever le défi de la transformation écologique.

Concrètement, comment aiguillez-vous les personnes qui frappent à la porte de votre école ?

Nous avons décidé de faire du sur-mesure en fonction du profil des personnes et des entreprises qui vont se tourner vers Terra Academia. Par exemple, nous disposons déjà à Arras de modules de trois jours qui permettent de brosser un portrait de la transformation écologique. Ces modules sont à destination de jeunes de 18 ans, éloignés de l'emploi et de la formation. Non seulement on leur présente les grands enjeux de la transformation écologique, mais on leur montre aussi les métiers qui sont reliés à ces grands enjeux et comment ils peuvent trouver les formations adéquates si cela les intéresse. C'est une méthode qui a déjà fait ses preuves : lors de la première promotion de 15 élèves, nous avons déjà réussi à convaincre deux d'entre eux de s'orienter vers des métiers dits verts.

À terme, combien de personnes espérez-vous former ?

À travers nos 15 campus régionaux, nous allons former 60 000 personnes aux métiers de la transformation écologique d'ici à 2030. Et nous voulons en sensibiliser 100 000 autres aux enjeux de cette transformation.

Tout cela donne l'impression que vous voulez faire plus qu'une école…

Nous nous définissons comme un accélérateur en plus d'être une école. Les campus de Terra Academia seront des lieux où les collectivités locales pourront réunir les citoyens pour mieux informer sur les enjeux, par exemple sur la consommation d'énergie locale. Certains campus accueilleront des expositions, des incubateurs, des start-up, des réunions où tout citoyen pourra découvrir comment mieux comprendre et mieux se mettre en action vis-à-vis de la transformation écologique. C'est pourquoi chaque campus est aussi un projet spécifique avec une offre particulière. Le fait de construire un réseau permettra aussi des échanges, de faire circuler les élèves, par exemple en fonction des expertises sur certaines spécialisations.

Envisagez-vous un développement à l'international ?

Absolument. Terra Academia va également se déployer dans les années à venir à l'international. Notre conseil scientifique est actuellement en train de s'étoffer avec des référents d'autres pays. Nous intégrons d'ores et déjà dans nos programmes des experts formateurs d'envergure internationale. Les territoires sont demandeurs et apprécient cette ouverture sur les pratiques de transformation écologique.

Votre approche pédagogique transpartisane n'est-elle pas anachronique quand l'écologie attise les clivages politiques ?

L'écologie ne devrait pas être un sujet de clivage politique. Elle n'est ni de gauche ni de droite. Elle s'impose à nous au sens où il est question du rapport à la nature et que c'est donc vital pour l'être humain. De nombreux sujets ne souffrent pas de contestation, comme la biodiversité dont nous avons tous besoin. Et sa diminution est une évidence pour tout le monde ; elle se voit à l'œil nu. Les solutions pour l'éviter relèvent aussi de compétences que tout le monde peut développer : par exemple, en contribuant au renouveau de la nature autour de soi.

La transformation écologique doit aussi être un sujet d'union pour les conséquences qu'un manque d'actions aurait pour tous. Je pense en particulier à la santé. Les pollutions menacent l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, la nourriture que nous mangeons, donc indirectement notre santé. Nous sommes tous coresponsables de la qualité de notre environnement, car cela a un impact concret sur nos vies. Être d'accord sur le cadre qui nous permet de bien vivre, c'est un peu comme être d'accord sur la démocratie. Normalement, cela devrait être un sujet de consensus. Ça ne l'est pas toujours, pour différentes raisons. Mais nous, nous voulons œuvrer pour que ce soit le cas, notamment grâce aux compétences indispensables que nous allons développer avec Terra Academia.

Propos recueillis par Christophe Doré