C'est un peu comme un puzzle, une architecture mobile où chaque pièce a sa place, et qui s'organise à l'échelle de la planète tout entière. Cette architecture est fragile. Elle nécessite d'être surveillée, préservée et défendue attentivement, au risque de ne plus pouvoir nous rendre les services qui nous sont indispensables : décarboner, dépolluer, irriguer, climatiser… Cela s'impose à l'esprit de tous les scientifiques. L'océan est le grand régulateur mondial du climat. Sa capacité à stocker la chaleur est bien plus efficace que celle des continents ou de l'atmosphère. Mais jusqu'à quand ?
Il faut aussi empêcher un effondrement des populations de poissons. Les dernières données disponibles montrent qu'environ 60 millions de personnes dans le monde travaillent dans le secteur halieutique et l'on estime à près d'un milliard celles qui dépendent de la pêche ou de l'aquaculture pour vivre ou se nourrir. L'urgence concerne aussi les espaces coralliens et les mangroves, dont chacun découvre l'importance. Ils absorbent le carbone mieux que des forêts et protègent les côtes des risques d'érosion. Ces remparts naturels face aux courants servent de nurserie pour de nombreuses espèces de poissons, permettant ainsi d'assurer le renouvellement des populations. C'est aussi vrai des herbiers et des planctons. Ces derniers, d'une incroyable diversité, sont à la base de l'alimentation de tous les organismes marins. Sans eux, pas de chaîne alimentaire. Il faut dix tonnes de phytoplancton pour produire un kilo de thon ! Pas question, donc, qu'il manque une pièce à ce puzzle ou qu'une de ses pièces soit abîmée. Et ce n'est pas si compliqué.
1. Protéger grâce à des aires marines
Lorsqu'il est question de mettre en place des mesures de protection de l'océan pour préserver les écosystèmes des pressions humaines, les aires marines protégées (AMP) font l'unanimité, ou presque. L'accord signé à Montréal en décembre 2022, à l'issue de la Cop15 sur la biodiversité et sous l'égide de l'Onu, en est la preuve. Il prévoit en effet la protection de 30 % des écosystèmes marins et terrestres d'ici à 2030 ; on parle de l'objectif « 30 × 30 ». Cet accord fait d'ailleurs écho à la stratégie de l'Europe sur la biodiversité, qui a les mêmes objectifs avec en plus la volonté que 10 % de ces zones soient protégées de façon stricte. À ce jour, seuls un peu plus de 8 % des océans dans le monde bénéficient d'une protection, dont environ 3 % le sont rigoureusement.
Est-ce que cela fonctionne ? Oui, mais à certaines conditions. Pour la France, on peut citer les exemples de Port-Cros ou de Cerbère-Banyuls en Méditerranée. Les prélèvements d'espèces sont interdits dans certaines zones et très réglementés ailleurs, tout comme la plongée ou le mouillage des bateaux. Dans les zones où la pêche est autorisée, celle-ci est en général restreinte (quota, taille minimale des captures, interdiction à certaines périodes, etc.), avec des règles discutées entre tous les intervenants dont les pêcheurs, la mise en place d'un suivi scientifique… Et les résultats sont là. En 2023, on comptait environ 700 mérous dans la réserve de Cerbère-Banyuls, d'où ils avaient quasiment disparu avant sa création. Il en va de même à Port-Cros pour ce poisson emblématique de la Méditerranée, où sa population a été multipliée par cent en soixante ans, mais aussi pour de très nombreuses autres espèces, sans oublier les herbiers de posidonie. Dans un rapport consacré à Port-Cros, le réseau des AMP en Méditerranée (MedPan) cite une étude de 2013 montrant qu'un euro dépensé pour le parc génère 92 euros de bénéfices marchands et non marchands.
« Une vraie préservation entraîne énormément de bénéfices », explique Joachim Claudet, directeur de recherche au CNRS et président du comité scientifique de MedPan. « Quand on limite la pêche, le retour sur investissement est démultiplié, car les zones protégées permettent de réensemencer les zones voisines. D'ailleurs, très souvent, les pêcheurs, qui sont les premiers opposants des AMP avec une protection intégrale, deviennent ensuite leurs premiers défenseurs.¹ »
« Mais ces exemples sont des exceptions », nuance Philippe Cury, écologiste marin et directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). On le sait, le diable se cache dans les détails, et ici le détail est qu'il n'existe pas de définition officielle de « protégé » pour l'habitat marin. « Bien que les aires marines protégées jouent un rôle central dans la conservation de l'océan, il en existe actuellement de toutes sortes. Certaines autorisent la pêche, l'aquaculture et l'ancrage, tandis que d'autres les interdisent », explique encore le chercheur. Seul un tiers des AMP sont efficaces, selon une étude du CNRS publiée en mai dans Conversation Letters. Une autre étude publiée dans la revue Science montre que dans 59 % des aires observées dans la zone européenne, « la pêche commerciale au chalut était pratiquée à des niveaux plus élevés que dans les zones non protégées ».
C'est la raison pour laquelle une quarantaine de spécialistes des sciences marines, provenant d'organismes de tous les continents, affirment que ce système de protection peut être grandement amélioré. Ces chercheurs, dont Joachim Claudet, ont élaboré un guide des AMP² qui s'appuie sur une méthode simple de classement. Il est constitué de quatre niveaux de protection – intégrale, haute, légère et minimale –, imposant qu'aucune activité extractive ou destructive ne soit autorisée pour la plus stricte et desserrant les restrictions jusqu'à une extraction extensive permise avec la protection la plus faible. Les scientifiques détaillent également l'impact attendu en fonction du choix effectué. Un tel guide, publié dans la revue Science, permet de savoir précisément où l'on en est au niveau mondial, au regard des prétentions affichées par chaque pays. Un moyen efficace de déjouer ce que d'aucuns n'hésitent pas à appeler les AMP de « papier ».
2. Défendre les récifs coralliens pour leur biodiversité
Le doute n'est malheureusement pas permis : les coraux vont mal et le réchauffement climatique est la cause principale de ce déclin. Mais il n'est pas question d'être défaitiste : « On peut être alarmiste, mais la guerre n'est pas perdue », explique Serge Planes, directeur de recherche au CNRS (Criobe).
Les récifs coralliens ont mis des milliers d'années à se constituer. Ils occupent à peine 0,2 % du plancher océanique, pourtant ils grouillent de vie : plus de 25 % de la biodiversité marine. Et ils constituent « un premier rempart pour des millions de personnes qui vivent le long des côtes », précise le rapport du PNUE (Programme des Nations unies pour l'environnement) sur le statut des coraux dans le monde en 2020. Parmi les services rendus largement prouvés : la réduction de la force des vagues et des tempêtes ou la protection côtière face à l'érosion. Les coraux sont aussi considérés comme les futures « armoires à pharmacie du XXIᵉ siècle », toujours selon le PNUE. « À l'avenir, [ils] pourraient représenter une source de plus en plus importante de médicaments pour diverses maladies », précise-t-il. Mais aussi de pesticides naturels pour une agriculture bio…
Encore faut-il pouvoir les maintenir en vie. « Ils déclinent même là où il n'y a pas d'hommes », s'inquiète Serge Planes. De très nombreuses expériences de bouturage sont menées en différents endroits de la planète, laissant planer l'idée que l'on pourrait « replanter » des coraux à l'infini, comme on le fait avec des arbres. « Cela a un côté naïf », regrette le chercheur. « D'abord, parce que les coraux ne sont pas des plantes mais des animaux. Ensuite, parce qu'il n'est possible d'agir que sur quelques kilomètres carrés quand ce sont des centaines qui sont détruits. En revanche, cela sensibilise le public et c'est aussi une action importante à l'heure de la communication. »
L'action la plus évidente reste la lutte contre le réchauffement climatique. Mais cela ne va pas aussi vite qu'il le faudrait. « La priorité est de tout faire pour que les récifs soient plus résilients », poursuit Serge Planes. Ce qui s'est passé pour la Grande Barrière de corail en Australie a été très instructif. Les très fortes chaleurs de 2018 et 2019 y ont provoqué un épisode majeur de blanchissement des coraux. Mais les récifs ont récupéré dans les années qui ont suivi. Aujourd'hui, cela recommence. Toute la question est de savoir si la résilience sera la même.
« Il faut essayer de lutter contre tous les autres stress qui aggravent la situation », alerte le chercheur. « À commencer par s'occuper des pollutions terrestres, avec le traitement des eaux usées ou la lutte contre les prédateurs du corail. Les Australiens ont agi massivement contre l'acanthaster pourpre, une étoile de mer qui peut devenir invasive et dévastatrice sur des récifs fragilisés. » Le rôle de la recherche est également essentiel pour comprendre certains paradoxes. « La zone dite du Triangle de corail – Malaisie, Indonésie, Philippines, îles Salomon – subit beaucoup de stress et connaît pourtant un déclin moins important que dans les Caraïbes, par exemple », explique Serge Planes. Quel est le secret de cette résistance ? On constate que les coraux que l'on a aujourd'hui sont différents de ceux d'il y a quelques dizaines d'années. Reste à savoir si leur évolution sera assez rapide pour leur permettre de résister aux modifications irréversibles du climat.
3. Restaurer les mangroves, ces dépollueurs naturels
Selon un rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), le rythme des pertes s'est nettement ralenti ces dernières années, après une diminution de leur superficie de plus de 20 % depuis quarante ans. Les mangroves vont mieux et c'est une excellente nouvelle pour notre futur.
Si certains se demandent encore à quoi servent ces marais maritimes, dont les arbres ne poussent que les pieds dans l'eau, la liste des services rendus est longue : non seulement les mangroves fournissent de la nourriture et des moyens de subsistance aux populations côtières, mais elles servent également de nurserie pour de nombreuses espèces qui feront plus tard les poissons de la haute mer. Elles abritent pas moins de 1 500 espèces végétales et animales. À l'instar des récifs coralliens, elles protègent les littoraux contre les catastrophes naturelles. Mais elles ont aussi des qualités remarquables de dépollueur, en filtrant et en décontaminant naturellement l'eau des océans. Sans parler de leur grande capacité de stockage du carbone, jusqu'à cinq à dix fois plus à l'hectare qu'une forêt terrestre. Elles sont ainsi de formidables outils de lutte contre le réchauffement climatique.
État des lieux dans le monde : le recul des mangroves perdure en Océanie et en Amérique du Sud tandis qu'il ralentit considérablement en Asie, en Afrique, en Amérique du Nord et centrale. Ce ralentissement s'explique par la prise de conscience des États, le travail d'ONG, mais aussi par l'engagement d'hommes et de femmes qui en font l'affaire de leur vie. Sur l'île de Vypin, en Inde, T. P. Murukesan a été renommé « Mangrove Man ». Pour contrer les effets de la hausse du niveau de la mer sur l'île, il a installé une pépinière de jeunes pousses d'arbres dans son jardin, qu'il replante inlassablement le long des côtes. « J'ai commencé en 2014 », raconte-t-il dans un reportage d'Associated Press, « et depuis j'ai planté entre 5 000 et 15 000 arbres chaque année. » C'est une motivation similaire qui pousse Roy Hitolo, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, à semer des jeunes pousses en bord de mer. Pour lui, c'est aussi un enjeu de santé car elles filtrent l'eau et l'air en plus de capturer du carbone. Même schéma au Sénégal où Haïdar El Ali, ancien ministre de l'Environnement, a mobilisé depuis 2006 les populations de la Casamance, au sud du pays, pour planter 152 millions de pieds de palétuvier dans le delta, où les mangroves ne sont plus perçues comme des marais salés insalubres et inutiles.
4. Respecter les herbiers marins, garants de la santé des rivages
À qui s'est promené au bord de la Méditerranée, le mot de posidonie n'est peut-être pas étranger. Cette plante aux longues feuilles, qui s'épanouit au fond de l'eau, est un trésor aussi utile que fragile. La posidonie fait partie de ce que l'on appelle les herbiers marins (il en existe quatre grandes familles). Présents sur pratiquement toutes les côtes du monde, ils forment des sortes de grandes prairies sous-marines très intéressantes sur le plan écologique. Elles oxygènent l'eau, stockent le carbone en très grande quantité, jouant ainsi un rôle important dans la régulation du climat. Les herbiers stabilisent aussi les fonds et ralentissent l'érosion des côtes. Véritables garde-manger pour les poissons qui y viennent également pour se reproduire, ils garantissent aussi les futures ressources pour la pêche.
Très sensibles à la pollution, l'ensablement, le réchauffement de l'eau ou le mouillage des bateaux, les herbiers sont, comme beaucoup d'autres organismes, d'excellents indicateurs de la santé d'un rivage. Jusqu'à présent, les techniques expérimentées pour tenter d'en replanter se sont révélées plutôt infructueuses. Les mêmes causes produisant les mêmes effets : replanter dans un milieu pollué ne peut pas fonctionner. Il est en revanche plus facile d'agir sur certaines pollutions telles que le rejet des eaux usées.
De même, depuis 2019, une réglementation de la préfecture maritime de Méditerranée interdit aux bateaux de plus de 24 mètres de jeter l'ancre dans une zone où il y a un herbier au risque de tout arracher au moment du départ. Ces petits pas pour ce qui devrait être une grande cause internationale permettent de mieux respecter ces prairies de l'océan, tout aussi importantes que celles de nos campagnes.
5. Favoriser une pêche durable, solution pour l'avenir
La pêche durable est-elle un objectif atteignable ? Si l'on regarde les données dont on dispose aujourd'hui, il n'y a objectivement pas de quoi être optimiste. Dans son dernier rapport de 2022 sur la pêche mondiale, la FAO rappelle que « les ressources halieutiques continuent de décliner en raison de la surpêche, de la pollution et d'une mauvaise gestion ». Dans ce contexte, l'Europe, dont la France, ne fait pas exception. À la fin des années 1990, on estimait que 90 % des populations de l'Atlantique Nord étaient surexploitées. Ce qui faisait dire à l'Agence européenne pour l'environnement (AEE) en 2019 que les eaux européennes étaient « exsangues ».
Pas de quoi, toutefois, décourager des chercheurs, des organismes ou encore des ONG de se mobiliser pour trouver des solutions et mettre des propositions sur la table. C'est le cas du premier bilan de la performance écologique, économique et sociale des pêches françaises, intitulé « Changer de cap. Pour une transition sociale-écologique des pêches ». Ce travail collectif³ propose une analyse globale avec dix indicateurs clés qui mesurent l'empreinte écologique et la performance économique et sociale de chacune des flottilles de pêche opérant sur la façade atlantique.
Cette analyse met en évidence « le bilan très clairement négatif de la grande pêche industrielle (navires de plus de 24 mètres) et des flottilles utilisant le chalut de fond », peu créatrices d'emploi ou de valeur ajoutée, et dont certaines dépendent très largement des subventions publiques. « À l'autre bout du spectre, la petite pêche côtière aux arts dormants (ndlr, casiers, lignes, filets), majoritaire en nombre de navires, représente un faible volume des captures, mais sait créer de la valeur ajoutée et de l'emploi. »
Plusieurs organismes, dont l'Ifremer en France, travaillent aussi sur des moyens techniques pour une pêche moins destructrice. Au-delà de la question des quotas, il s'agit de mettre au point, par exemple, des filets qui sélectionnent les espèces souhaitées en minimisant les prises accessoires, des systèmes de traçabilité aussi, notamment pour éviter la pêche illégale ou l'éloignement des espèces à préserver.
Se préoccuper de la durabilité de la pêche n'est pas une option, au risque sinon de devoir dire à nos enfants « Mange tes méduses ! », comme alertaient déjà en 2013 les deux chercheurs Philippe Cury et Daniel Pauly, grands spécialistes de la pêche, dans leur livre éponyme.
6. Développer une aquaculture respectueuse pour des poissons de qualité
Dans la baie d'Ajaccio, Acquadea bichonne bars, daurades et maigres avec un objectif : proposer des poissons de qualité, élevés avec des méthodes respectueuses de l'environnement et du bien-être animal. La concentration de poissons dans chaque bassin d'élevage est très faible au regard de ce qui peut se pratiquer ailleurs (entre 10 et 13 kg par mètre cube, quand les plus mauvais exemples dans le monde vont jusqu'à 100 kg), le cycle naturel des poissons est respecté, la traçabilité assurée, l'alimentation garantie issue de la pêche durable, sans OGM, sans traitement. Acquadea s'engage également à minimiser les impacts sur les écosystèmes naturels avec des pratiques de gestion qui préservent la biodiversité marine. Bien mieux que beaucoup d'autres. Mais il reste toujours des marges de progrès. L'alimentation des poissons carnivores en est une. Ils sont encore trop souvent nourris par des poissons sauvages sous forme d'huile ou de farine. « Or, leur "rentabilité écologique" est déplorable puisque 1 kg de saumon, daurade ou bar d'élevage nécessite 4 kg de farine de poissons sauvages », souligne le Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), aux dépens de la faune sauvage ou de l'alimentation humaine. Pour réduire cette empreinte, certaines associations plaident pour une alimentation à base d'insectes ou de protéines végétales. Une intégration de l'aquaculture dans un écosystème complet et autonome – élevage de différentes espèces au sein d'un même enclos – offre également un meilleur respect de l'environnement, notamment pour éliminer les déchets.
L'aquaculture s'avère un atout majeur pour l'alimentation mondiale, tout en réduisant la pression sur les ressources des océans. Mais la FAO rappelle que sur une production halieutique et aquacole de 178 millions de tonnes en 2020, l'aquaculture en représente désormais la moitié. Et « l'aquaculture intensive et low cost dans le monde représente aujourd'hui près de 70 % de la production de poissons d'élevage », complète le CESM. L'exemple d'Acquadea, et de beaucoup d'autres aquaculteurs, prouve pourtant qu'il est possible de faire autrement.
¹ Entretien accordé au National Geographic en 2020.
² Kirsten Grorud-Colvert et al., « The MPA Guide : A framework to achieve global goals for the Ocean », Science, 10 septembre 2021.
³ Travail engagé par l'association Bloom en collaboration avec The Shift Project et L'Atelier des Jours à venir, mené par une équipe de scientifiques pluridisciplinaires de l'institut Agro, d'AgroParisTech et de l'EHESS-CNRS.