Vous vous dites nostalgique de l'époque où vous étiez pêcheur, tout en affirmant que la pêche n'est plus durable. Pourquoi ?
J'étais un chasseur, un chasseur de poissons, et je ne veux plus l'être. Malgré tout, oui, j'ai cette nostalgie parce que pêcher est un travail incroyable. Étrangement, certains emplois remplissent votre âme : agriculteur, pêcheur… Cela demeure toujours une réelle fierté de nourrir les gens.
À Terre-Neuve, quand j'ai abandonné l'école à 14 ans, c'était pour moi très romantique de faire du porte-à-porte et de vendre des langues de morue. Puis j'ai vécu l'histoire de beaucoup de pêcheurs de ma génération, la pêche intensive et les bateaux-usines. Nous utilisions des sonars et des hélicoptères pour repérer les bancs de poissons et détruisions les écosystèmes avec nos chaluts. Notre activité était devenue un business court-termiste qui a débouché sur un premier effondrement écologique à Terre-Neuve, celui de la pêche à la morue. Ce ne sont pas seulement les stocks de morue qui ont été définitivement détruits, mais toute notre communauté. Nous l'oublions parfois : le manque de respect pour la nature finit par toucher l'homme.
Il existe pourtant une manière durable de pêcher, plus artisanale, plus respectueuse des fonds marins. C'est vers cela qu'il faut retourner. Bien sûr, manger du poisson coûtera plus cher. C'est le même problème que pour la viande. La qualité a un prix.
Dites-vous qu'il faut tourner définitivement le dos à la pêche ?
On se rend bien compte que le système ne fonctionne plus. Personnellement, je me suis remis en question. J'ai décidé de passer de chasseur des mers à fermier des océans. Les océans peuvent nous fournir beaucoup d'autres choses que des poissons : des mollusques et des centaines d'espèces d'algues qui sont faciles à cultiver, ne nécessitent ni eau, ni engrais, ni pesticide. La mer regorge d'opportunités pour mieux nous nourrir.
Mais n'est-ce pas une autre manière d'exploiter l'océan ?
Les écologistes parlent de sauver les phoques, les baleines, les ours blancs ou les oiseaux. Mais l'écologie, c'est tellement plus que ça ! C'est une question de culture et aussi d'économie. Il n'y aura pas d'emplois sur un océan mort. Les écologistes disent non alors qu'il faut dire oui. Il ne faut pas empêcher. Il faut réagir, trouver des solutions. Cela doit motiver tout le monde.
Construire une agriculture océanique régénératrice peut créer 50 millions d'emplois, selon la Banque mondiale. Le concept de fermier des océans, que je défends, est vertueux. Il s'agit de cultiver les « légumes de la mer » pour nous nourrir. Cette culture des océans va réduire la pression sur les sols déjà trop abîmés. En plus, cultiver les océans va nous aider à dépolluer. Une huître filtre jusqu'à cinq litres en une heure. Les mollusques se nourrissent d'azote, un gaz qui tue une partie des mers quand il s'y trouve en trop grande quantité. Certaines algues capturent jusqu'à dix fois plus de carbone qu'un arbre ! Et puis, tous ces aliments des mers sont extrêmement bons pour la santé.
Vous êtes aussi très critique vis-à-vis de l'élevage de poissons en mer, la pisciculture marine, pourquoi ?
Parce que nous commettons les mêmes erreurs qu'avec la pêche industrielle. Je me suis intéressé à la pisciculture avec l'idée d'en faire. Mais regardez ce qu'il se passe : on fabrique des poissons de remplacement des poissons sauvages. Et c'est une catastrophe.
La monoculture de saumon au Chili ou en Norvège rend les poissons malades, mais dégrade aussi le milieu marin. Les produits chimiques pour tuer les bactéries sont mélangés aux déjections et aux restes de nourriture, qui forment ensuite des couches de déchets toxiques. Et on utilise plusieurs kilos d'anchois, de sardines et autres pour en faire de la farine et nourrir les poissons d'élevage. Finalement, l'élevage diminue la population de poissons sauvages alors qu'il a été créé, au départ, pour éviter cela. Vous trouvez que cela a un sens ?
N'existe-t-il pas de pisciculture durable ?
Des entreprises ont travaillé à trouver les espèces les mieux adaptées à l'élevage, comme l'omble chevalier ou le barramundi. Mais il faut rester vigilant. Il y a encore beaucoup de greenwashing. L'industrie aquacole reste dans le sillage de la pêche sauvage. L'océan doit maintenant être considéré comme un espace agricole singulier qu'il faut cultiver en le respectant.
Il faudra changer nos habitudes alimentaires, ce n'est pas facile.
Oui, et vous parlez à un grand amateur de McDo ! Mais grâce à des chefs qui ont compris qu'il fallait changer de paradigme, j'ai découvert que la nourriture proposée par les océans se révèle succulente. La gastronomie porte une nouvelle culture culinaire qui suscite la curiosité de plus en plus de personnes. En Occident, il existe d'ailleurs toute une histoire culinaire et agricole de l'algue. Et pas seulement en Asie, comme on l'imagine souvent.
Que cherchez-vous à faire avec votre fondation GreenWave ?
Monter une ferme marine en polyculture qui produit des algues, des moules, des huîtres, des coquilles Saint-Jacques, etc. Cela coûte 20 000 dollars. Et si vous n'êtes pas trop mauvais, ça peut vous rapporter 120 000 dollars à l'année. Un fermier des océans fait très vite partie de la classe moyenne quand un petit fermier ou un pêcheur croule sous les dettes et reste pauvre toute sa vie.
GreenWave se donne pour mission de former 10 000 fermiers sur 400 000 hectares de mer proches des côtes. Avec nos partenaires (ndlr, Patagonia, Ocean Rainforest, Blue Evolution…), nous développons de nouvelles gammes d'aliments régénérateurs, des bouillons d'algues, des moules en conserve, de la « viande » séchée délicieuse à base de laminaire et de champignon… Tout un univers s'ouvre à nous. Il ne concerne pas que l'alimentation humaine, mais aussi celle pour les animaux, la production d'engrais naturels, etc. En plus d'aider des fermiers à s'installer, nous proposons des solutions à tous pour mieux intégrer les produits de la mer dans leur quotidien. Il y a plein de choses comme cela sur notre site. Ça bouge, même si c'est parfois difficile.
Est-ce que vous restez optimiste malgré tout ?
Je ne suis pas sûr qu'optimiste soit le bon mot. Personnellement, je suis à la fois effrayé et excité. Les humains sont brillants lorsqu'ils sont dos au mur. Et nous sommes dos au mur. Si vous regardez le passé, nous nous sommes rassemblés et nous avons toujours innové pour surmonter nos difficultés. Aujourd'hui, toujours plus de gens veulent changer les choses. Ils comprennent que l'océan est un vaste champ de solutions. ■
greenwave.org
Le Fermier des océans, Bren Smith, L'Arbre qui marche, 2024, 320 p., 21,90 €
Bren Smith, grand promoteur des algues, veut former une génération de fermiers de la mer.
© Collection particulière
Dossier 360