Le réservoir d'eau de Sau, situé à 90 kilomètres au nord de Barcelone, a été créé dans les années 1960. L'eau a alors submergé l'église du XIe siècle de Sant Romá. La sécheresse qui sévit dans cette région la rend à nouveau visible.

© Miquel Gonzalez/Laïf/Réa

La Catalogne et l'agglomération de Barcelone font face à une sécheresse historique qu'elles ont longtemps remisées sous le tapis. Face à l'urgence, elles ont décidé d'affronter ce fléau. Voici comment.

À l'instar de toute la partie orientale et méridionale de l'Espagne, la Catalogne et la province de Barcelone souffrent d'un déficit de précipitations croissant, lié au changement climatique – pas de pluie notable en trois ans, des réserves d'eau passées en février sous la barre fatidique des 16 % et heureusement remontées en mai à 25 %. De toutes les régions ibériques concernées, c'est celle qui a pris le plus nettement le taureau par les cornes. Consciente que sans ces mesures drastiques, la Catalogne ne pourra pas subvenir aux besoins considérables de son agriculture et de son industrie, et tout particulièrement du secteur crucial du tourisme. Le souvenir de la sécheresse de 2008 taraude les autorités. Cette année-là, la région avait déboursé la bagatelle de 500 millions d'euros pour y remédier, notamment pour acheminer par bateau de l'eau potable à Barcelone depuis les ports d'Almería et de Marseille.

Pour autant, cette crise ayant été suivie de pluies abondantes, cela avait plutôt poussé les responsables politiques à la procrastination pendant de longues années. Désormais, la donne a changé. Une conviction s'est imposée : cette aridité obstinée ne va faire qu'empirer. Il est donc temps de s'armer de résolutions et de les mettre à exécution. En février 2023, le gouvernement régional (le govern) du séparatiste modéré Pere Aragonès a publié un « décret sécheresse » qui prévoit maintes restrictions. Le 1er février dernier, alors que des pluies diluviennes avaient été annoncées mais ne sont jamais tombées, l'exécutif a décrété l'état d'urgence. Désormais, les 6 millions de Catalans qui dépendent du bassin du Ter-Llobregat – soit 80 % de la population – se voient restreints à une consommation quotidienne de 230 litres d'eau par personne. Si la situation s'aggrave cet l'été, cette limite descendra à 160. Le port de Barcelone est en cours d'aménagement pour recevoir des paquebots acheminant de l'eau potable, afin de garantir la saison touristique à venir. Et une usine de dessalement est prévue pour le mois d'octobre.

Des mesures de restriction concrètes

Les répercussions de cette emergencia (« état d'urgence ») se font d'ores et déjà sentir. À Barcelone, laver sa voiture avec de l'eau potable est passible d'une amende de 750 euros, et la pression au robinet a été fortement réduite. Pour arroser parcs et jardins, on utilisait 3 hectolitres cubes par an, contre 0,8 dorénavant ; il s'agit uniquement de sauver les 35 000 arbres de la ville. Sans parler de la facture mensuelle d'eau qui a augmenté de 11,5 % depuis l'automne. Au niveau régional, les restrictions de consommation hydrique sont draconiennes : de 25 % pour l'industrie, 50 % pour l'élevage, 80 % pour l'agriculture. S'ajoute à tous ces éléments une stratégie globale reposant sur des solutions précises, seul moyen de faire face à cette gifle du réel. L'agence Moody's prévient que les effets seront lourds sur l'activité. Elle prédit notamment une chute de 30 % de la production vinicole ou de cava, le vin mousseux catalan. La situation risque fort de s'installer dans le temps long. Elle peut mettre en péril la structure économique et sociale de cette région que toute l'Europe regarde avec attention. Inquiète de voir le problème s'étendre. ■

François Musseau

1. La régénération des bassins

80 % de la Catalogne est irriguée par deux bassins internes, ceux du Ter et du Llobregat. Ils alimentent notamment Barcelone et son agglomération qui concentrent 4,9 millions d'habitants. Or, ces deux bassins sont en stress hydrique. La retenue de Sau, autrefois abondante, est aujourd'hui célèbre pour son aridité. « Le débit du fleuve s'est réduit de moitié en cinq ans. Il faut absolument y remédier, sinon l'aquifère va se vider et causer la remontée des eaux salées de la mer », souligne l'agriculteur Jordi Aulet Riera, dont l'exploitation se situe à l'embouchure du Llobregat. Pour l'heure, l'Agence catalane de l'eau (Aca) apporte 1,75 m³/s d'eau à ce fleuve au niveau de Sant Joan Despí, dans les hauteurs de Barcelone. Mais cela n'est pas suffisant. Le govern a annoncé un investissement de 1,3 milliard d'euros pour « redonner vie » au Llobregat d'ici à 2033, en l'abreuvant en amont d'eau régénérée. Selon Annelies Broekman, docteure en agronomie et membre de la fondation Nueva Cultura del Agua, « toutes les solutions passent par la régénération comme source de vie du Ter et du Llobregat. Outre ce qu'elle suppose pour la biodiversité, c'est la seule manière d'éviter la salinisation des sols, synonyme de mort clinique de ces territoires ».

2. L'optimisation des ressources par secteur

Les restrictions d'eau imposées, dont le non-respect est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 150 000 euros, ne laissent pas d'inquiéter les différents secteurs. Dans l'agriculture, l'idée est de généraliser la technologie optimale à l'échelle de toute la région, sur le modèle du delta du Llobregat, parmi les plus avancés en Europe. « Ici, je peux vous assurer qu'on ne perd pas une seule goutte d'eau », affirme Jordi Aulet, l'exploitant de Torrella de Montgrí qui a investi dans un système « intelligent » d'arrosage au goutte-à-goutte.

Pour ce qui est du tourisme, la gageure n'est pas mince. En particulier pour les hôtels, les terrains de golf, les spas et ces centaines d'urbanizaciónes. Dans son décret sécheresse, l'exécutif interdit de remplir les piscines et enjoint de geler tout nouveau projet urbanistique qui suppose de grandes consommations d'eau. « Ce n'est vraiment pas facile de contrôler 1 800 piscines, mais il faudra en passer par là », concède la maire de Begur, une référence touristique de la Costa Brava. Avec ce couperet hydrique prêt à tomber, les hôteliers de Lloret de Mar – haut lieu du tourisme de masse avec 120 hôtels et 7 kilomètres de plages –, se sont réunis en association et ont déboursé 1,5 million d'euros pour aménager une usine de dessalement amovible. Son unique mission sera, dès cette saison, de remplir les piscines de ses clients.

Pour ce qui est de l'industrie, les autorités pratiquent l'opacité quant à sa consommation d'eau. Dante Maschio, du mouvement Aigua és Vida, réagit : « Il y a de gros intérêts en jeu. Il faudra jouer la transparence, car la solution collective passe aussi par le fait que tout le monde participe à sa façon ! »

3. Plus d'usines de dessalement

Elles représentent 23 % de l'approvisionnement en eau, dans un pays leader en Europe. La Catalogne compte deux usines de ce type, celle d'El Prat dans la banlieue de Barcelone et celle de Blanes près de Gérone. Avec l'absence de pluies substantielles ces dernières années, elles tournent à plein régime depuis février 2022.

Le site d'El Prat est essentiel pour assurer l'alimentation en eau potable de l'agglomération barcelonaise. Un constat partagé : le changement climatique a pris de court les autorités. « L'Aca n'a pas anticipé la sécheresse persistante et notre déficit structurel en eau », note Coordenadas, un institut de recherches sur la gouvernance et l'économie appliquée. « On est très en retard en la matière, à la différence des archipels des Canaries et des Baléares dont les besoins sont comblés par cette technologie. »

Le gouvernement le sait. Il vient donc de lancer la construction de deux autres usines à Blanes et sur la Foix (d'une capacité cumulée de 80 millions de mètres cubes par an), pour une mise en service prévue en 2027. Un bémol : situées sur le littoral, ces nouvelles usines manquent d'espace disponible pour construire à proximité des installations photovoltaïques qui les alimenteraient en énergie et réduiraient ainsi leurs émissions de CO2.

4. La chasse aux fuites

D'une manière générale, selon l'Aca, un quart de l'eau se perd dans les canalisations, souvent vétustes et mal entretenues. Faute de moyens et de priorités. Et parfois la topographie de reliefs accidentés n'aide pas. À Begur, avec ses 54 lotissements répartis sur 21 km², l'ancien responsable de l'urbanisme Eugeni Pibernat estime qu'un tiers de l'eau se perd en raison d'une tuyauterie défectueuse. Une prise de conscience est en marche : la mairie va y consacrer 13 millions d'euros, cette prérogative relevant en effet de la municipalité. Mais Samuel Reyes, directeur de l'Aca, y voit une « voie prioritaire pour économiser l'eau ». Il a annoncé 183 millions d'euros pour aider les communes à financer ces travaux onéreux et souvent rendus complexes par la déclivité et les fréquentes vastes extensions urbaines. L'exemple de Cabrera d'Anoia, 1 600 habitants, dans le Penedés, illustre bien le passage d'une situation catastrophique à une dynamique vertueuse.

Avant la pandémie, 90 % de l'eau du village disparaissait dans les canalisations. Avec la sécheresse persistante et des puits à sec, il s'est retroussé les manches et n'en perd plus que 46 %. Grâce à une subvention de l'Aca, il compte ramener prochainement ses fuites à moins d'un tiers, la région ayant compris que cela lui coûtait presque aussi cher d'affréter des camions-citernes pour ravitailler la commune.

5. Réutilisation et régénération des eaux usées

D'après les spécialistes, l'Aca a désormais les yeux rivés sur Israël, la référence en la matière, qui réutilise 70 % de ses eaux usées. « Si la Catalogne fut longtemps en avance, là aussi elle n'a rien fait depuis dix ans », constate Domingo Zarzo, président de l'Aedyr, l'Association espagnole de dessalement et de réutilisation. « Mais il faut reconnaître qu'elle met les bouchées doubles sur cette technologie moins chère et cruciale. »

Depuis 2020, la législation régionale facilite la réutilisation des eaux résiduelles à grande échelle. Les résultats sont là : trois ans plus tard, 80 millions de mètres cubes d'eau régénérée ont été distribués dans le circuit, soit trois fois plus qu'avant. Les autorités ont mis le turbo et prévoient 25 nouvelles usines de potabilisation. L'objectif poursuivi consiste à parvenir à une production annuelle de 100 millions de mètres cubes en 2027, et de 150 millions pour 2032.

L'idée est de réutiliser les eaux des égouts puis de les destiner, une fois épurées, à l'agriculture, l'industrie, l'entretien des rues et l'arrosage des jardins. Le modèle à suivre aujourd'hui, c'est l'usine de potabilisation d'El Prat, qui traite 190 millions de litres d'eau chaque jour pour ce genre d'usage. Le groupe Aigües de Barcelona compte appliquer cette même technologie à l'embouchure du Besòs, le fleuve historiquement le plus contaminé de la capitale catalane mais récemment « renaturalisé », où les touristes viennent désormais y admirer les flamants. ■