Pour Gilles Babinet, la force de l'IA réside dans sa capacité à gérer des systèmes complexes.

Que change l'IA dans la nécessaire transition environnementale ?

Je pense qu'elle provoque une véritable révolution. Pour deux raisons. D'abord, il y a un investissement massif dans l'intelligence artificielle au niveau mondial, avec des grands groupes très performants. Ensuite, la plupart des problèmes environnementaux auxquels nous faisons face sont extrêmement complexes, multifactoriels, et presque insolubles avec les systèmes traditionnels dont nous disposions jusqu'à présent. On s'aperçoit que les avancées rapides de ce que l'on appelle le machine learning (ndlr, la capacité qu'ont les algorithmes à apprendre et à améliorer leurs performances dans l'exécution d'une tâche spécifique) débouchent sur de vraies solutions efficaces.

Pensez-vous qu'il s'agit d'une révolution majeure ?

Je ne sais pas trop comment la qualifier car c'est très récent. Mais la majorité des questions qui sont posées en matière d'empreinte carbone par de gros acteurs, notamment des grands industriels, ne seront pas résolues de manière aussi pertinente sans l'IA. C'est un peu comme si nous étions en 1890. Les premières voitures à moteur à explosion arrivent et il est nécessaire de planifier ce qui va se passer en 1912, c'est-à-dire au moment où la Fort T transforme radicalement le transport. Se posent des problèmes de pompes à essence, de carte routière, de signalisation, de permis de conduire, d'infrastructures routières, de mécaniciens… Face aux enjeux environnementaux, l'IA est une technologie systémique qui engendre les mêmes transformations dans la manière de concevoir nos productions et, de fait, notre futur.

Dans quels domaines permet-elle de mieux mettre en adéquation l'urgence environnementale et la productivité ?

Deux domaines, que je développe plus particulièrement dans mon livre¹, profitent à plein de la puissance de l'IA. C'est d'abord la supply chain des entreprises, de l'achat de la matière jusqu'à la distribution du produit à un client. Les paramètres à prendre en compte sont divers. Il faut que la marchandise ne soit pas chère, qu'elle arrive vite, que le circuit d'approvisionnement soit sécurisé. Mais il faut aussi intégrer des notions réglementaires plus complexes, l'impact environnemental du produit acheté, la charge carbone. Quand on commence à rentrer toutes ces données, on peut vite être perdu et ne plus savoir quelles décisions prendre. Face à cet environnement multifactoriel, le machine learning est assez efficace. Et j'ai des exemples concrets dans le domaine de l'alimentation ou de l'électronique, où il a été possible de modifier et d'améliorer les pratiques avec cette approche. Un opérateur de télécoms a pu réduire son empreinte carbone notamment en arrêtant de faire livrer des pièces par avion ou en gérant mieux ses stocks.

Et l'autre domaine ?

C'est celui de l'agriculture. Il suffit de passer une journée avec un agriculteur pour voir la complexité de ce métier. L'exploitant est confronté à des milliers de variables. Il doit faire en permanence des choix liés à la météo, la préservation de ses sols, la conjoncture, donc au prix du marché, la disponibilité de la main-d'œuvre ou la demande des clients. Jusqu'à présent, c'était fait un peu au doigt mouillé. Au maximum, une intelligence humaine va être capable de traiter une dizaine de paramètres, alors que l'IA va pouvoir en intégrer, à ce jour, au moins une centaine. C'est un atout considérable pour gérer la complexité. De fait, là où elle est déjà utilisée, on constate une augmentation de la productivité tout en réalisant une baisse des émissions de gaz à effet de serre.

Cela est-il déjà réel ?

Oui. Aux États-Unis, notamment dans les immenses cultures du Midwest. Ils ont un vrai problème de perte de qualité de leurs sols. Bayer, ex-Monsanto – dont le nom n'est certes pas une référence en matière d'écologie –, fait un gros travail avec l'IA. Il arrive à réduire fortement la quantité d'intrants tout en augmentant la productivité. Aujourd'hui l'IA profite plutôt à l'agro-industrie brésilienne ou aux grandes fermes américaines. Mais compte tenu de son faible coût de distribution, l'agriculture familiale va pouvoir en profiter. Le problème n'est pas forcément celui du coût, mais plutôt celui de la qualité des données. Ce qui manque souvent, aujourd'hui, à l'agriculture familiale, ce sont des datas pour nourrir l'IA.

Quels autres secteurs peuvent en profiter ?

L'IA va être utile dans la plupart des secteurs, parce que les questions environnementales sont complexes. C'est par exemple le cas de la gestion des déchets ou de celle de l'eau. Les canalisations sont vieillissantes en France. Certains réseaux peuvent perdre jusqu'à 40 % de l'eau transportée. C'est énorme. Aujourd'hui, alors que l'eau devient un enjeu majeur, y compris dans des régions tempérées, la moindre goutte doit être préservée et recueillie. Or, on aura beau avoir des milliers de capteurs, si on ne dispose pas d'un outil assez puissant pour analyser toutes les données, on affaiblira la détection des problèmes et l'efficacité des interventions. La force de l'IA en matière de prédiction permet aussi de savoir précisément quand intervenir. Comme en cas d'orage. On peut ainsi anticiper les risques. Mais c'est en fait très compliqué ; il faut bien « phaser » les procédures : le moment du stockage, l'action ou l'arrêt de la pompe, sa durée, etc. Et cela, les humains savent très peu le faire de manière efficiente, contrairement à l'IA. Le traitement des eaux usées gagne aussi beaucoup en efficacité avec elle. Sur ses différentes phases mais aussi sur la gestion des odeurs, des boues, sur leur valorisation, etc.

Comment va-t-on faire adopter l'IA au service de l'environnement ?

L'avantage de l'IA, c'est qu'elle va aider à rendre compatibles les activités économiques avec la réglementation environnementale. Elle apporte de la rentabilité dans la gestion de ces externalités qu'on ne prenait pas en compte auparavant. Une partie peut être au bénéfice des entreprises et une autre à celui de l'environnement. Cela ne veut pas dire qu'on pourra vivre comme avant. Il va falloir changer nos usages mais, là aussi, l'IA va nous aider. On le voit dans le transport ou l'habitat.

La France est-elle dans la course pour le développement de cette « green IA » ?

Oui, nous sommes clairement parmi les meilleurs au monde sur ces questions. Il nous manque encore une alliance entre les innovateurs et les régulateurs. Ces derniers doivent dynamiser les nouvelles expériences, faire comprendre que l'on ne va pas construire des IA de contrainte, mais des IA de recommandation. ■

¹ G. Babinet, Green IA. L'intelligence artificielle au service du climat, Odile Jacob, 2024, 224 p.