"Je suis convaincu que c'est aux commerçants de s'emparer des problèmes sociétaux qui secouent ce début de siècle." Enrique Martinez, le directeur général de Fnac Darty, a érigé cette conviction personnelle en stratégie pour son groupe. Il vient de la réaffirmer dans son livre Et si on consommait mieux, publié en avril dernier aux Éditions de l'Observatoire. Aux commandes depuis 2017, il a impulsé en 2021 le plan baptisé « Everyday », avec une grande ambition : « Leader omnicanal reconnu, Fnac Darty va bâtir son avenir en réinventant la manière de servir ses clients à l'horizon 2025. »
Cette réinvention s'appuie sur trois piliers : réparabilité, durabilité et circularité. Avec l'objectif de devenir exemplaire en matière de responsabilité sociétale et environnementale (RSE). Pas si facile lorsque, en tant que distributeur, on hérite des émissions de CO2 de ses fournisseurs et également de ses clients finaux. En outre, souvent pionnier, le groupe est rattrapé par ses imitateurs, la législation et les acteurs disruptifs tels que Amazon. Réunies depuis le rachat de Darty par la Fnac en 2016, les deux enseignes partagent désormais une même raison d'être : « S'engager pour un choix éclairé et une consommation durable ».
94 % des émissions de CO2 sont liées au cycle de vie des produits
Avec le plan Everyday, il s'agit de faire évoluer le modèle d'affaires en privilégiant l'allongement de la durée de vie des produits plutôt que leur remplacement. « Nous avons commencé à évaluer notre impact carbone, notamment notre scope 3 ¹, à partir de 2018, explique Vincent Gufflet, directeur services et opérations du groupe. Nous nous sommes rendu compte qu'il était constitué à 61 % par la fabrication des produits vendus et à 30 % par leur utilisation (ndlr, chiffres 2022). » En 2022, les émissions du groupe ont atteint 3,55 millions de tonnes d'équivalent CO2, en baisse de 13 % sur un an. Pour ce qui est de la trajectoire, le distributeur annonce une baisse, par rapport à 2019, de 50 % des émissions de CO2 liées à l'énergie et au transport et une réduction de 22 % de celles liées à l'utilisation des produits vendus, d'ici à 2030.
Mais comment faire pour convaincre ses 10 millions de consommateurs fidèles d'acheter mieux et moins souvent, et inciter ses milliers de fournisseurs à améliorer la qualité de leur production, tout en prospérant ? « L'usage, c'est le combat de demain, avec la possibilité de doubler la durée de vie des produits », insiste Vincent Gufflet. Les investisseurs du groupe coté en Bourse sont en embuscade, à commencer par Daniel Křetínský (29,9 % du capital), juste sous le seuil de déclenchement d'une offre publique d'achat.
Avec ses plus de 25 000 employés, ses 1 010 magasins, et désormais 21 % de ses 8 milliards d'euros de chiffre d'affaires réalisés en digital, le groupe a su négocier le virage de l'omnicanal. Mais, dans un contexte inflationniste, les acheteurs veulent bien respecter la planète, mais pas pour plus cher. Le dernier baromètre annuel d'EY-Parthenon sur les enseignes préférées des Français en atteste. « Le premier critère d'achat, que ce soit par genre, niveau de revenu, et sur toutes les catégories de produits, c'est le prix », assène Guy-Noël Chatelin, associé du cabinet. « 85 % des répondants ont modifié leur comportement pour des questions de coût. 41 % privilégient en premier lieu leur pouvoir d'achat : c'est 10 points de plus qu'il y a deux ans. Cette évolution se fait au détriment des considérations de sécurité-santé (– 4 points, à 15 %), et d'expérience-plaisir (– 2 points, à 17 %). Le caractère éthique des achats, à 6 %, est quasi stable », détaille-t-il.
Darty Max : fidéliser et responsabiliser le client
Alors, tendre vers une stratégie RSE exemplaire paie-t-il ? Dans l'enquête EY-Parthenon, répertoriant 18 secteurs, l'enseigne préférée des Français en électroménager et multimédia est Amazon. Darty n'est pas dans le classement et la Fnac arrive en dernier. Pourtant, en évaluation de RSE, l'image des deux enseignes est plutôt bien appréciée.
Depuis 2019, Darty a dégainé « Darty Max » pour booster les activités de services du groupe (désormais 15 % du chiffre d'affaires) et sa marge opérationnelle. Titulaire d'un abonnement mensuel dont le prix varie en fonction de la nature des biens couverts, le client aura pour un produit acquis chez Fnac ou Darty, en magasin ou en digital, la livraison offerte et pourra faire réparer son bien jusqu'à épuisement des pièces détachées. En revanche, s'il achète auprès d'autres fournisseurs, fussent-ils référencés sur les places de marché des deux enseignes, le client devra acquitter un droit d'entrée par bien concerné.
Parti en avance, même si désormais copié par ses concurrents – Boulanger a lancé en 2022 son « Club Infinity » –, Darty Max compte 1,1 million d'abonnés fin 2023 et en cible 2 millions d'ici à 2025. De son côté, l'enseigne Fnac a attendu 2023 pour lancer « Fnac Vie digitale ». L'abonnement sécurise la vie numérique des appareils en offrant sécurité, conseils et maintenance à leurs propriétaires. Le groupe s'affiche désormais comme le premier réparateur de France avec 2,5 millions de produits passés dans ses ateliers en 2023, contre 1,9 million en 2019. Son objectif 2025 est déjà atteint.
Se battre pour la durabilité des produits
L'autre grand combat est celui de la fiabilité. Dès 2018, là encore précurseur, le groupe a mis en œuvre son baromètre SAV annuel, accessible en ligne. Expérience oblige, ses 2 500 experts avaient identifié depuis longtemps les moutons noirs. « Entre deux biens, il peut y avoir un écart de 1 à 4 en termes de fiabilité. Deux grandes catégories ressortent : les produits de qualité haut de gamme et les produits simples et robustes de milieu de gamme dont la technologie est maîtrisée. La fiabilité, c'est pour toutes les bourses », affirme Vincent Gufflet.
Plus globalement, le score de fiabilité est passé de 100 en 2019 à 115 en 2022, avec une cible de 135 à l'horizon 2025. « Cela signifie un objectif d'augmentation de durée de vie de 35 % de ce que l'on vend et un cycle de renouvellement des produits ralenti d'autant », traduit Vincent Gufflet. Ayant érigé, avant les autres, l'estampillage « choix durable » des produits en atout marketing (900 références concernées), le groupe doit désormais compter avec l'inexorable montée en puissance de l'étiquetage réglementaire (voir encadré).
Cette volonté de vendre des produits plus vertueux a-t-elle suscité l'éviction de certains fournisseurs ? « Nous avons eu des discussions plus nourries et ils ont eu une pression supplémentaire pour faire mieux », esquive le directeur services et opérations du groupe. En outre, les fournisseurs qui représentent 80 % des émissions liées à la fabrication des produits devront disposer d'objectifs de réduction respectant une trajectoire de réchauffement de 1,5 °C d'ici à 2026.
Rendre les places de marché plus vertueuses
Le groupe travaille aussi le marché de l'occasion et du recyclage, l'un des meilleurs moyens de concilier prix et respect de l'environnement. Le volume d'affaires sous les marques Fnac 2nde Vie et Darty 2nde Vie s'est élevé à 120 millions d'euros en 2023, en croissance de 30 %.
Mais, pour valider cette stratégie, le groupe a besoin d'accroître son aire d'activités. Et il table sur l'essor de ses places de marché qui recensent 3 000 fournisseurs et représentent 20 % de son volume d'affaires en ligne. Il s'est allié à Ceva, filiale de CMA CGM et cinquième logisticien mondial, pour créer Weavenn, une joint-venture détenue à 50-50, opérationnelle depuis fin mai. « Ceva va développer un savoir-faire d'orchestrateur, spécifiquement dédié aux places de marché qui représentent désormais les plus gros volumes d'achat et la plus forte croissance. Et Fnac Darty va offrir à ses vendeurs partenaires l'entreposage et la logistique de leurs produits, ainsi que la gestion du SAV et la possibilité de les faire réparer. Car, bientôt, les marchands seront contraints légalement de reprendre le matériel ancien et beaucoup ne savent pas le faire », explique Jérôme Thil, CEO de Weavenn. « Avec cette plateforme informatique, nous sommes les premiers en Europe à avoir lancé un passeport digital qui trace tout le cycle de vie des produits : vente, réparation, retour, départ en seconde vie, jusqu'à leur destruction. De toute façon, l'Union européenne va bientôt l'imposer et c'est le seul moyen d'évaluer leur véritable empreinte carbone », conclut Jérôme Thil. À compter de 2025, Weavenn étendra son offre aux fournisseurs des places de marché extérieures à Fnac Darty : une belle perspective de croissance vertueuse, si le service tient ses promesses. ■
¹ Le scope 3 inclut les émissions de gaz à effet de serre indirectes qui échappent au contrôle de l'entreprise. Il englobe les activités en amont (production, transport, etc.) et en aval (utilisation, recyclage, etc.).
Durabilité : la guerre des critères
Le nouvel indice gouvernemental de durabilité a été publié au Journal officiel du 5 avril 2024. Son étiquetage sera obligatoire pour les téléviseurs et les lave-linge au plus tard au premier semestre 2025. « Avec une notation de 0 à 10 et son code couleur, il est bâti sur deux grands blocs, explique Anne-Charlotte Bonjean, coordinatrice durabilité des équipements et ressources à l'Agence de la transition écologique (Ademe). Le premier est celui de la réparabilité, qui évalue l'accessibilité de la documentation technique, la facilité de démontage, la disponibilité et le prix des pièces détachées. Le second est celui de la fiabilité des équipements, qui s'appuie sur la résistance aux contraintes et à l'usure, la facilité de maintenance et d'entretien, ainsi que l'existence d'une garantie commerciale et d'un processus qualité. Cela va représenter un défi supplémentaire pour les fabricants. »
Un air de déjà-vu pour Fnac Darty qui a développé son propre score de durabilité, il y a cinq ans, sur à peu près les mêmes critères, intégrant au passage la consommation d'énergie dont l'affichage (de A à G) est imposé en Europe sur les produits neufs depuis 2021. Pour trouver des différences, il faut faire appel à un expert. Par exemple, Fnac Darty calcule sa note en tenant compte du nombre de pannes de produits encore sous garantie, alors que l'Ademe s'est focalisée sur les produits posant problème une fois la garantie échue.
En outre, dans son score de durabilité, Fnac Darty a intégré l'indice de réparabilité français – son affichage est rendu obligatoire depuis 2021. Également noté sur 10, ce dernier repose entre autres sur l'existence de pièces détachées et leur prix. Il sera amené à disparaître au fur et à mesure de la montée en puissance du nouvel indice de durabilité.
Et pour mettre tout le monde d'accord, l'Europe prépare ses propres indices de durabilité qui viendront avaler tous ceux déjà existants dans les différents pays. ■